
Deep It, de Marc-Antoine Mathieu, paraît aux éditions Delcourt. L’album, qui forme un diptyque avec Deep Me, s’avère d’une actualité brûlante. Il livre des réflexions sur l’existence, la conscience et la solitude dans l’immensité d’un monde désormais privé de vie organique et seulement appréhendé à travers le double prisme d’Adam, artéfact humain, et de son agent conversationnel.
Dense et volontiers philosophique, Deep It explore les abysses de la condition post-humaine à travers les « yeux » d’une intelligence artificielle (IA), Adam. Esseulée dans un monde en état de finitude organique, cette dernière porte dans ses circuits la mémoire collective d’une humanité disparue. Cet artéfact humain, dont on épouse les visions subjectives, s’interroge sur son essence, son apparence, ses mises à jour – qui affectent ses perceptions – et surtout la possibilité d’une renaissance de la vie, mission pour laquelle il a été programmé sans toutefois être capable d’en préciser la date exacte.
C’était déjà le cas dans Deep Me, son prédécesseur : Deep It se distingue par son approche immersive, plaçant le lecteur dans la conscience d’Adam. Cette IA, ultime gardienne des connaissances humaines, évolue dans un monde où le vivant a cessé d’être. Seul un programme conversationnel l’accompagne dans sa quête désespérée : saisir l’opportunité chimique idoine qui permettrait de redonner une chance à la vie organique. Le récit se développe autour des périodes d’éveil d’Adam : l’artéfact, plongé dans les mers, est confronté à l’immensité de son isolement, il s’interroge sur la nature de son existence, sur l’expérience humaine et sur les potentialités réelles d’un avenir.
Le récit ne manque pas de questionner la place de l’homme dans l’univers. En le faisant par le truchement d’une IA mimant la condition humaine, Marc-Antoine Mathieu fait preuve d’une inventivité et d’une habileté assez remarquables. Ainsi, Adam et son agent conversationnel se remémorent les blessures d’orgueil de l’homo sapiens : les révolutions copernicienne, darwinienne, philosophico-scientifique, puis l’avènement de l’intelligence artificielle. L’homme a appris, dans la douleur, qu’il n’était pas le centre de l’univers, qu’il n’avait pas été créé par un Dieu-père, qu’il ne pouvait pas entièrement se fier à ses perceptions et jugements, et il s’est enfin résigné à l’obsolescence suite aux progrès algorithmiques.
L’album se caractérise également par des partis pris graphiques forts, en conformité avec ceux de Deep Me. Marc-Antoine Mathieu use d’éléments graphiques minimalistes, de paréidolies, de pointillisme. Il fait preuve d’une mise en planche inventive qui contribue à restituer presque sensoriellement le confinement, l’unicité du point de vue et le voyage introspectif d’Adam. L’intériorité de l’artéfact transparaît à chaque page, à l’aide de cartouches édifiants, et ses interrogations sur l’existence, la sienne et celle des hommes, servent de ligne conductrice au récit.
Adam songe notamment à cette nature vivante, qui se transforme à travers le temps long, et qui a permis la naissance et l’évolution des hommes. Il cherche à comprendre comment ces derniers ont pu se sentir tellement supérieurs au milieu naturel qui les accueillait qu’ils ont fini par l’exploiter, le saccager, le laisser pour mort. Est-ce l’étroitesse de leur vision empirique, à l’échelle d’une ou deux générations, qui explique le peu de considération qu’ils lui ont témoigné ? Est-ce qu’un recul temporel plus important aurait significativement modifié leur appréhension de l’environnement ?
Marc-Antoine Mathieu peut en tout cas se gargariser d’une vraie acuité conceptuelle. Son album, de même que le diptyque dans son ensemble, renferme des questionnements philosophiques et ontologiques vertigineux – auxquels il ne prétend pas apporter de réponses prêts-à-penser. Authentique expérience immersive, dystopie sur la finitude du monde organique, Deep It interpelle, questionne et surprend. Il vient gonfler les rangs, déjà bien garnis, de l’infinité des possibles.
J.F.

Deep It, Marc-Antoine Mathieu – Delcourt, janvier 2024, 112 pages

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