Appréhender la cinéphilie

Il est difficile d’en identifier les moments définitoires. Dans un premier temps, nous avons tendance à regarder le nom des cinéastes avant celui des comédiens. Ensuite, nous cherchons à établir des ponts entre les films constituant une filmographie. Et nous finissons par explorer les sens cachés de la mise en scène, les liens méta-textuels insérés çà et là, la caractérisation des personnages, de leur arène, des enjeux qui les animent ou les traversent. La cinéphilie, passion affirmée pour le cinéma, va bien au-delà de la simple consommation de films. Elle implique une exploration en profondeur de l’art cinématographique, une compréhension de ses subtilités, voire une approche quasi académique dans l’analyse des œuvres, appréhendées en miroir les unes des autres. 

Dans Men in Black (1997), James, le personnage campé par Will Smith, participe durant son entraînement à un exercice de tir où il doit distinguer des menaces parmi des cibles en carton. Il fait fi de monstres patibulaires mais prend la décision incongrue de tirer sur une petite fille en apparence anodine. Cela reflète une perception aiguë et non conventionnelle de la scène. Le jeune policier a compris, avant tout le monde, que les monstres ne constituaient pas le moindre danger – l’un faisait du sport perché sur un poteau, l’autre grimaçait car il était sur le point d’éternuer – alors que la gamine ingénue, étrangement, déambulait seule et en toute quiétude parmi eux… des bouquins scientifiques sous les bras. C’est une belle métaphore, certes involontaire, de la démarche du cinéphile : voir au-delà des apparences, reconnaître les sophistications qui révèlent une réalité plus profonde du spectacle mis en scène. Il nous faut cependant ajouter que ces mêmes cinéphiles, souvent accusés d’élitisme, pourraient rejeter cette drôle d’analogie, lui préférant des références plus « classiques ».

Dans l’excellent film noir Chinatown (1974), le détective privé J.J. Gittes, incarné par Jack Nicholson, dévoile par bribe une conspiration complexe, visant à détourner de l’eau en période de stress hydrique afin de manipuler le prix du foncier près de Los Angeles, en irriguant des zones jusque-là asséchées. Cette quête de vérité est parallèle à celle du cinéphile qui investigue et décortique ce qu’il visionne pour en découvrir les intentions sous-jacentes et les différentes couches de significations. La cinéphilie s’astreint à atteindre une compréhension aussi exhaustive et objective que possible des films. Et dans cette entreprise de démystification, tout, du contexte de production aux musiques diégétiques en passant par les éléments de décor, peut potentiellement faire sens – et effet.

Minority Report (2002) ou Scream (1996) sont des exemples fascinants de la manière dont les grands cinéastes intègrent, dans leur travail, des références à d’autres œuvres. Le premier, de Steven Spielberg, se présente comme un palimpseste d’Alfred Hitchcock et Brian De Palma, avec des allusions à des films tels que Vertigo (1958) ou Snake Eyes (1998). Le second dépasse son statut de film d’horreur pour fournir un commentaire (im)pertinent sur le genre lui-même. En sacrifiant prématurément sa star comme dans Psychose (1960), en insérant la terreur dans un cadre suburbain et adolescent à l’image de La Nuit des masques (1978), avec des Easter eggs renvoyant à Freddy Krueger ou L’Exorciste (1973) et en commentant son propre développement de manière méta-textuelle, Scream se présente comme un authentique manifeste cinématographique, en plus de susciter, presque instantanément, une réinvention du slasher. Pour le cinéphile, ces niveaux de lecture superposés tiennent lieu de terrain de jeu. Ils apportent de la densité à un film, produisent une multiplicité de discours, supposent un dialogue inter et intra-filmique quasi muet, seulement audible du réalisateur et des spectateurs les plus avertis.

Tout cela questionne notre passivité. Il y a deux manières de regarder Jurassic Park (1993) ou Toy Story (1995). La première consiste à profiter prosaïquement du spectacle, à passer un agréable moment pop-corn, de détente et de vives émotions. La seconde, plus exigeante, nécessite une attention critique, que l’on qualifiera par commodité de cinéphilique. Il s’agira de comprendre comment Steven Spielberg, encore lui, articule un propos sur l’histoire du cinéma et le merchandising dans son film. Ou de prendre le pouls des évolutions techniques, proprement vertigineuses, qui se déploient sous nos yeux, puisque les deux longs métrages portent alors les images de synthèse à leur firmament. Il ne s’agit en aucun cas d’un jugement, juste d’une tentative, parmi des milliers d’autres tout aussi valables, de définir ce qu’encoffre la cinéphilie. 

C’est d’autant plus important de le préciser que cette dernière peut être crispée, voire polarisante. Dans La Nuit du Chasseur (1955), le Révérend Powell a les mots LOVE et HATE tatoués sur ses mains. Les discussions entre cinéphiles peuvent se révéler tout aussi tranchées, reflétant des opinions bien forgées, profondément ancrées, et souvent définitives et inébranlables. Cela se mesure notamment à l’aune des débats houleux sur les réseaux sociaux, et en premier lieu sur le Twitter cinéphile. La passion peut phagocyter la discussion, et personne ne niera que c’est regrettable. La cinéphilie est un engagement profond envers le cinéma. Un critique culinaire doit entraîner son palais pour détecter les saveurs et les textures, et ensuite les verbaliser au mieux. Le cinéphile procède de la même manière : mû par une quête constante de détails et de significations, capable de recul critique, historique et stylistique, il transforme volontiers les (bons) films en une expérience foisonnante et multidimensionnelle. 

J.F.

Comments

Une réponse à « Appréhender la cinéphilie »

  1. Avatar de CultURIEUSE

    La composition de cet article est brillante, merci. Que dire de ma théâtrophilie, sinon qu’elle ressemble à votre cinéphilie. Elle est cependant très vite taxée d’élitique, puisque les populations fréquentent moins les salles de théâtre que celles du cinéma. Je retrouve ma démarche dans votre description, à la différence près qu’il est plus rare de revoir une pièce pour conforter son opinion qu’un film. Le théâtre contemporain décrit autant les conflits humains qu’historiques, à l’aide de mises en scènes innovantes et des textes de grands écrivains. Milo Rau (s’)interroge sur la représentation de la violence par un théâtre documentaire, Romeo Castellucci évoque le fascisme de façon métaphorique, Thomas Ostermeier réactualise de grands classiques, etc.
    Je me demande si l’effet cathartique du cinéma équivaut à celui du spectacle vivant?

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