Caractérisation et iconisation des méchants au cinéma (1/3)

Porteur de conflictualité et d’émotions contrastées, le cinéma offre aux spectateurs un miroir de la nature humaine, à la fidélité fluctuante. Les antagonistes, ces entités pensées et perçues comme négatives et parfois même maléfiques, demeurent des pierres angulaires dans la construction narrative. Tantôt ils incitent à la réflexion morale, tantôt ils mettent en branle les clivages sociétaux et leurs effets pernicieux. Nous vous proposons dans cet article-fleuve d’explorer la caractérisation et l’iconisation de certains méchants identifiés parmi les plus emblématiques du septième art, en mettant en lumière la complexité de leur représentation, et leur capacité à interroger les normes établies. Il est conseillé, pour éviter tout divulgâchage, d’avoir vu les films concernés avant d’en lire les notices.

Norman Bates (Psychose, Alfred Hitchcock, 1960)

Norman Bates incarne une dualité fébrile, entre l’innocence apparente et la monstruosité latente. Ses troubles identitaires le rendent inquiétant et imprévisible. Sa caractérisation oscille entre la victime et le bourreau, puisque l’avenant gérant de motel, maladroit dans ses relations sociales et sous la coupe d’une mère castratrice, se double d’un tueur sanguinaire, incapable de maîtriser ses pulsions. La scène de la douche, archi-découpée et étudiée dans toutes les écoles de cinéma, reste gravée dans les mémoires comme l’expression brutale de la schizophrénie, créant un précédent, plus suggestif que monstratif, dans la représentation de la violence à l’écran.

Le xénomorphe (Alien, Ridley Scott, 1979)

Le xénomorphe transcende la notion même d’antagoniste, en incarnant la terreur ancestrale face à l’inconnu. Sa conception biomécanique, œuvre de H.R. Giger, fusionne les éléments organiques et artificiels pour mieux rendre compte d’une altérité dérangeante. La cruauté de l’alien est animale, instinctive, prédatrice. Avec sa double mâchoire, sa longue queue mortelle, son sang acidifié et son crâne allongé, la créature est glaçante, et iconique à souhait. Chaque apparition du xénomorphe, souvent dans des espaces exigus et sombres, plonge les protagonistes et le public dans une angoisse viscérale, rendant d’autant plus tangible la lutte pour la survie.

HAL 9000 (2001, l’Odyssée de l’espace, Stanley Kubrick, 1968)

HAL 9000 est l’incarnation cinématographique précoce de l’intelligence artificielle déviante. Sa rationalité froide et impitoyable contraste avec l’humanité faillible des astronautes. L’absence de forme corporelle de HAL renforce sa nature de menace imperceptible et omniprésente. Cette technologie incontrôlable, supérieure aux hommes en certains points, cède à une rébellion calme mais mortelle. Ainsi, elle pose les jalons d’un examen science-fictionnel critique de la relation homme-machine, un thème devenu récurrent depuis lors.

La Belle-mère de Blanche-Neige (Blanche-Neige et les Sept Nains, Walt Disney, 1937)

La Reine-sorcière a beau en être la belle-mère, elle exerce cependant sa vanité malveillante sur Blanche-Neige, satisfaisant ainsi un désir obsessionnel de suprématie esthétique. Mère des peurs enfantines, employant la magie noire pour accomplir ses desseins cruels, elle introduit aussi, par ses actes, une réflexion sur les conséquences dommageables de l’envie et de l’orgueil. Sa transformation en sorcière hideuse, parfaitement iconisée (édentée, boutonneuse, les ongles aiguisés), met en lumière la dichotomie entre la beauté et la laideur, entre l’intérieur et l’extérieur, qui peuvent s’amalgamer et se confondre, engendrant une morale parmi les plus édifiantes de la maison Disney.

Dark Vador (Star Wars, George Lucas, 1977-1983)

Sous son armure noire intimidante, derrière un masque devenu emblématique, Dark Vador symbolise l’emprise du côté obscur dans un univers soumis à une guerre galactique. Sa quête de pouvoir au service de l’Empereur, par-delà les considérations filiales, souligne les dilemmes moraux et la corruption inhérente à l’absolutisme. La rédemption finale du personnage tend à démontrer la complexité des mécanismes du bien et du mal, dont les frontières sont parfois floues. Caractérisé par une voix grave presque robotique, doté de pouvoirs spectaculaires, éminemment charismatique, Anakin Skywalker fait partie de ces méchants cinématographiques – depuis transmédiatiques – qui ont marqué à jamais la culture populaire.  

Révérend Harry Powell (La Nuit du Chasseur, Charles Laughton, 1955)

S’il est une incarnation du loup dans la bergerie, c’est bien celle-là. Avec ses tatouages symboliques de « LOVE » et « HATE » sur les mains, sa fausse piété, sa duplicité et la poursuite impitoyable d’enfants innocents ayant perdu leur père, le révérend Powell constitue à lui seul le substrat de l’hypocrisie religieuse, de l’exploitation éhontée de la foi et de la cupidité humaine. La performance proprement terrifiante de Robert Mitchum et les ombres expressionnistes déployées autour de son personnage l’érigent sans conteste parmi les antagonistes les plus effroyables du septième art.

Hannibal Lecter (Le Silence des Agneaux, Jonathan Demme, 1991)

Il cannibalise tout : l’écran, l’esprit de ses interlocuteurs, les corps humains. La sophistication et l’érudition d’Hannibal Lecter forment un contraste saisissant avec sa barbarie anthropophage. Son intelligence froide et sa capacité à manipuler, tout en scrutant avec une acuité rare la nature humaine, font du personnage de Jonathan Demme une figure à la fois terrifiante et fascinante. Sa relation complexe avec Clarice Starling repousse un peu plus les limites du thriller psychologique et contribue à asseoir les ambiguïtés de cet antagoniste finement caractérisé.

Jack Torrance (Shining, Stanley Kubrick, 1980)

Incarné de manière magistrale – et outrée – par Jack Nicholson, Jack Torrance personnifie à lui seul la perdition vers la folie, en l’état exacerbée par l’isolement et la manifestation de forces surnaturelles. Ses expressions faciales maniaques et son rire hystérique dans l’hôtel Overlook sont devenus des visions iconiques de l’horreur psychologique. Qui a oublié ce faciès déformé par la démence se frayant un chemin à travers une porte entamée à coups de hache ? Ou ce corps congelé dans un labyrinthe végétal aussi sinueux que son esprit malade ? L’antagonisme de Jack Torrance n’est pas seulement dirigé vers sa famille, mais il représente aussi le combat intérieur entre la raison et la folie, où la moindre étincelle – solitude, syndrome de la page blanche, alcoolisme – est de nature à embraser l’arène cognitive.

Joker (The Dark Knight, Christopher Nolan, 2008)

C’est un Joker nihiliste, anarchique, désireux de voir Gotham City céder à ses pulsions les plus primaires. Heath Ledger, impeccable dans ce rôle « posthume », a créé un méchant iconique qui s’inscrit bien au-delà du genre super-héroïque. Son mépris pour l’ordre établi et son désir de révéler la fragilité de la moralité humaine confrontent le public à des interrogations inconfortables. Ses actes de violence chaotique, imprévisibles et parfois dénués de motifs clairs, défient la structure traditionnelle du bien contre le mal. Qu’il agisse au cours d’un braquage planifié de manière machiavélique, qu’il s’impose avec force en parrain de la pègre, qu’il mette le feu à une montagne de billets ou qu’il manipule la psyché humaine en opposant cyniquement les occupants de deux ferrys, ce Joker ô combien glaçant a durablement marqué la culture populaire.

John Doe (Se7en, David Fincher, 1995)

John Doe arbore une idéologie religieuse dévoyée, personnelle, mais minutieusement réfléchie. Il entend engager le public, à travers son périple sanguinaire, dans une réflexion forcée sur le péché et la moralité. Ses actes brutaux, méticuleusement orchestrés selon les sept péchés capitaux, viennent sanctionner ceux qu’il considère comme représentatifs de la décadence humaine. Cet antagoniste anonyme – impossible à arrêter, au nom générique, évoluant dans une ville seulement identifiable par sa pluie battante – est notamment passé à la postérité à la faveur de la révélation finale, un choc narratif inattendu, qui mettait fin – et de quelle façon ! – au traditionnel happy end des blockbusters hollywoodiens. Avec son interprétation intériorisée et marmoréenne, Kevin Spacey donne corps et vie à un John Doe profondément troublant, juge et bourreau d’une nature humaine dont il constitue, sans nul doute, l’un des versants les plus sombres. 

J.F.

Comments

2 réponses à « Caractérisation et iconisation des méchants au cinéma (1/3) »

  1. Avatar de L’horreur biomécanique au cinéma : le xénomorphe d’Alien – RadiKult'

    […] notre article consacré aux méchants les plus iconiques du septième art, nous écrivions ceci : « Le xénomorphe transcende la notion même d’antagoniste, en […]

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    […] peut être crispée, voire polarisante. Dans La Nuit du Chasseur (1955), le Révérend Powell a les mots LOVE et HATE tatoués sur ses mains. Les discussions entre cinéphiles peuvent se […]

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