Spielberg, la totale : itinéraire d’un Roi de l’entertainment

Volume de plus de 500 pages richement illustrées – archives, photogrammes, documents divers –, Spielberg, la totale réunit Olivier Bousquet, Arnaud Devillard et Nicolas Schaller autour d’une table d’examen des plus passionnantes : celle d’un cinéaste venu sur la pointe des pieds du petit écran pour porter le blockbuster moderne sur les fonts baptismaux, un homme dont l’imaginaire cinématographique a été profondément nourri par son enfance et qui a alterné, tout au long de sa carrière, démarche auteuriste et spectacle étourdissant. 

La télévision et ses signes avant-coureurs

Étudiant en lettres à l’Université d’État de Californie, Steven Spielberg abandonne prématurément son cursus, début 1969. La signature d’un contrat d’exclusivité d’une durée de sept ans avec la branche télévision d’Universal lui offre l’occasion de mettre le pied à l’étrier. Derrière la caméra, malgré les rigidités de la petite lucarne, il laisse exprimer certaines manifestations de son cinéma : quelques audaces formelles et la thématique du divorce dans un épisode de la série Docteur Marcus Welby, une première collaboration avec le chef décorateur Joe Alves dans Night Gallery, une expérience de tournage inédite avec un enfant dans The Psychiatrist, un pilote pour Columbo qui deviendra ensuite sa carte de visite, malgré des rapports difficiles avec le directeur de la photographie Russell Metty, irrité d’avoir affaire à un néophyte après avoir travaillé avec Orson Welles ou Douglas Sirk. 

Très vite, Steven Spielberg se sent à l’étroit à la télévision ; il aspire à réaliser des longs métrages, et c’est son assistante Nona Tyson qui va lui parler de Duel, dont le script écrit par Richard Matheson paraît prometteur. Celui qui acceptait des petits boulots non rémunérés chez Universal en 1964 se voit proposer, sept années plus tard, la mise en scène d’un téléfilm qui lui vaudra une sortie en salles en Europe et les félicitations de Federico Fellini en personne. Déjà sûr de son fait, Spielberg défend ses opinions (tournage en extérieur, séquence finale…) et ajoute des détails absents du scénario original. Le personnage joué par Dennis Weaver devient porteur d’insécurités familiales et professionnelles. Il préfigure les hommes sans envergure projetés dans des situations extraordinaires. Si l’intérêt artistique de cette période télévisuelle reste mesuré, les auteurs examinent avec raison les travaux programmatiques d’un cinéaste en construction.

Le Roi de l’entertainment

Après avoir été qualifié par Pauline Kael, célèbre critique au New Yorker, d’Howard Hawks de la nouvelle génération (à l’occasion de The Sugarland Express), Steven Spielberg va prendre une nouvelle dimension. Et pour cause : son projet suivant, Les Dents de la mer, constituera de l’avis général le premier blockbuster de l’histoire. Les auteurs rappellent le rapport ambivalent de Steven Spielberg envers ce film. S’il lui doit une latitude artistique presque absolue, grâce à son incroyable succès, il l’associe pourtant à la pire période de sa vie de cinéaste. La pression est difficile à supporter, le réalisateur craint les similitudes trop flagrantes avec Duel, il supprime plusieurs intrigues secondaires, tandis que les tracasseries administratives et l’accueil au mieux tiède des habitants de l’île sur laquelle a lieu le tournage ajoutent quelques nuages à un horizon déjà bien chargé. Pire, il faut filmer à l’épaule sur un bateau en mouvement, au risque de voir le matériel tomber à l’eau. Et le requin mécanique, jamais testé en mer, fonctionne aussi bien qu’une roue carrée. Le film est achevé début octobre 1974, le tournage ayant duré 159 jours au lieu des 55 initialement prévus. Le budget a quant à lui doublé. 

Mais Spielberg sort paradoxalement renforcé de cette expérience, et sa stature de cinéaste du divertissement, alors naissante, se consolidera avec la saga Indiana Jones, les productions Amblin des années 1980 (Joe Dante, Robert Zemeckis, Richard Donner…) et surtout le follement novateur Jurassic Park, sorti en 1993. L’ouvrage, généreux sur chacun de ces points, souligne les effets spéciaux inédits utilisés dans l’adaptation du roman de Michael Crichton. Les opérateurs Dennis Muren, Phil Tippett et Stan Winston contribuent, parmi d’autres, à donner vie à des dinosaures plus vrais que nature. Jurassic Park compte à peine quinze minutes de plans de dinosaures, dont quatre sont conçues sur ordinateur (quand les animaux préhistoriques sont en mouvement), mais cela suffit amplement à provoquer la fascination du public (et les fébriles débats franco-français sur l’exception culturelle). De quoi rassurer les équipes d’ILM, qui ont mis, comme l’indiquent les auteurs, pas moins de quatre mois pour animer le seul T-Rex poursuivant un 4×4 en pleine nuit.

L’enfance, derrière et sur l’écran

C’est peut-être ce que Spielberg, la totale place le mieux sous le signe de l’évidence. Les familles divisées et dysfonctionnelles de Jurassic Park, E.T. l’extraterrestre, A.I. Intelligence artificielle, La Guerre des mondes ou The Fabelmans trouvent leurs origines dans l’enfance du cofondateur de la société de production Amblin. Même Lincoln et La Liste de Schindler sont inspirés de l’histoire personnelle de Steven Spielberg : là, c’est une visite au Lincoln Memorial de Washington, ici une volonté mémorielle motivée par la judéité familiale. Et si l’enfance a produit des souvenirs et traumatismes nourrissant l’imaginaire cinématographique spielbergien, elle est également à la base de nombreuses représentations. Christian Bale campe un jeune Britannique vivant à Shanghai sous l’Occupation japonaise dans Empire du Soleil, Joseph Mazzello interprète le Tim passionné et téméraire de Jurassic Park, Haley Joel Osment joue un enfant androïde abandonné dans A.I. Intelligence artificielle. Les auteurs consacrent d’ailleurs un article aux jeunes comédiens passés devant la caméra de Steven Spielberg. Et ils n’oublient pas non plus les personnages d’adultes restés de grands enfants, comme John Hammond. Les Goonies, Gremlins ou Poltergeist, dans lesquels Spielberg a été très impliqué en qualité de producteur et/ou scénariste – on le suspectera même d’avoir utilisé Tobe Hooper comme prête-nom pour des raisons contractuelles – adoptent eux aussi un point de vue d’enfant(s). Plus largement, l’utilisation astucieuse des contrechamps, analysée dans le livre, ou l’univers ultra-référencé et pop de Ready Player One pourraient se revendiquer comme les prolongements d’une enfance qui se perpétuerait par le regard ou la nostalgie.

La totale, plus qu’une promesse

Saviez-vous que Steven Spielberg a cofondé DreamWorks avec David Geffen et Jeffrey Katzenberg ? Que cette structure est passée d’American Beauty aux Woody Allen des années 2000 et à Michael Bay avec The Island, avant que sa division animation n’en devienne la carte maîtresse ? Connaissiez-vous les origines de l’amitié entre Stanley Kubrick et le réalisateur de Jurassic Park ? Vous étiez-vous déjà interrogés sur leurs tropes communs – nouvelles technologies, espace, effets visuels numériques, etc. ? Quid de la genèse d’Il faut sauver le soldat Ryan, de l’hybridation des genres dans Les Aventuriers de l’arche perdue, du script de Night Skies dont les éléments ont été dispatchés dans Gremlins, Poltergeist et E.T., des multiples réécritures et de la finalisation de La Liste de Schindler ou encore des « petites mains » (John Williams, David Koepp, Janusz Kaminski, l’attaché de presse Gerry Lewis, le réalisateur des making of Laurent Bouzereau ou le spécialiste des effets spéciaux Michael Lantieri), ainsi que des héritiers de Steven Spielberg (Jeff Nichols, J.J. Abrams, M. Night Shyamalan, Juan Antonio Bayona) ?

Fidèle à ce qui avait été fait en novembre 2019 avec Alfred Hitchcock, Spielberg, la totale cherche à soulever tous les cailloux factuels (et accessoirement critiques) d’une filmographie qui en comporte des centaines. Olivier Bousquet, Arnaud Devillard et Nicolas Schaller font un état des lieux encyclopédique et partiellement chronologique, réalisant un mouvement panoramique pour mieux rendre compte des spécificités d’un cinéma à la fois populaire et exigeant. Populaire, car « bien davantage que le Nouvel Hollywood, c’est le cinéma pop-corn des années 1980 qu’incarne Spielberg, comme réalisateur mais surtout comme producteur (Retour vers le Futur, Les Goonies, Gremlins, Qui veut la peau de Roger Rabbit) ». Exigeant, parce qu’il y a toujours eu chez lui le souci de la vraisemblance, la profondeur du propos, la justesse des émotions, la maîtrise de la mise en scène. 

R.P.


Spielberg, la totale, Olivier Bousquet, Arnaud Devillard et Nicolas Schaller –

EPA, septembre 2023, 504 pages

Comments

4 réponses à « Spielberg, la totale : itinéraire d’un Roi de l’entertainment »

  1. Avatar de A.I. Intelligence artificielle : réflexion(s) sur les androïdes – RadiKult'

    […] fragile, entre l’humain et l’artificiel. Pourtant, A.I. Intelligence Artificielle, de Steven Spielberg, se démarque par une approche multiple et introspective, analysant les robots d’une manière […]

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  2. Avatar de Appréhender la cinéphilie – RadiKult'

    […] intègrent, dans leur travail, des références à d’autres œuvres. Le premier, de Steven Spielberg, se présente comme un palimpseste d’Alfred Hitchcock et Brian De Palma, avec des allusions […]

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  3. Avatar de Le Combat d’Henry Fleming : la guerre des mythes – RadiKult'

    […] est palpable et non sans lien avec un film tel qu’Il faut sauver le soldat Ryan, où Steven Spielberg plantait sa caméra au milieu de corps meurtris, troués de balles ou laissés sans vie. Dans Le […]

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  4. Avatar de Tout est sous contrôle, ou presque – RadiKult'

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