Alfred Hitchcock, un cinéma de tropes et d’obsessions

Maître incontesté du suspense, Alfred Hitchcock a inscrit au frontispice du septième art une filmographie aussi vaste qu’influente. Malgré la diversité de son œuvre, certains thèmes et motifs affleurent régulièrement, créant une signature filmique aisément identifiable. En voici quelques-uns.

1. L’homme ordinaire plongé dans des situations extraordinaires

C’est un trope récurrent dans l’œuvre d’Alfred Hitchcock : une personne ordinaire se trouve soudainement plongée dans des situations extraordinaires. Cette idée d’inversion brutale du quotidien, dérivant parfois vers quelque chose de sinistre et effrayant, a fait son chemin à travers bon nombre de ses films. Dans L’Ombre d’un doute (1943), la jeune Charlie Newton voit son existence basculer suite à la visite d’un oncle pour le moins énigmatique. Le familier devient étrange, ce qui permet au réalisateur britannique de jouer sur le décalage entre l’apparence et la réalité. Le spectateur doit quant à lui composer avec une sensation d’inconfort prégnante, typique du cinéma hitchcockien.

Dans Fenêtre sur cour (1954), Jeff, le personnage joué par James Stewart, est immobilisé à domicile en raison d’une jambe cassée. Son seul loisir consiste à porter sa curiosité sur ses voisins, qu’il scrute depuis sa fenêtre. Jusqu’au jour où il soupçonne l’un d’eux d’avoir commis un meurtre… Le photographe, tout ce qu’il y a de plus ordinaire, se mue alors en un enquêteur obstiné, bravant les dangers pour démêler le vrai du faux. Le cadre familier et cotonneux d’un appartement devient une source de tension ; il donne lieu à un sentiment d’enfermement et d’oppression.

2. Le faux coupable

Autre trope souvent exploité par Alfred Hitchcock : le faux coupable. Ce motif sous-tend une tension narrative, le personnage principal devant lutter non seulement contre les forces extérieures qui le poursuivent, mais aussi contre les perceptions erronées projetées sur lui.

La Mort aux Trousses (1959), dont la présence au point I aurait été tout aussi légitime, incarne très bien cette idée. Cary Grant y campe Roger Thornhill, un publicitaire new-yorkais confondu avec un agent secret par des espions étrangers. Malgré lui, l’homme est entraîné dans une course-poursuite effrénée à travers le pays, cherchant vaille que vaille à prouver son innocence. La dualité, dont on reparlera, le dispute à la manipulation dans ce qui constitue rien de moins que l’exosquelette du thriller moderne. 

Dans Les 39 Marches (1935), Richard Hannay, le protagoniste principal, se retrouve mêlé à une conspiration d’espionnage. Accusé à tort du meurtre d’une femme qu’il avait rencontrée par hasard, il est contraint de fuir pour prouver son innocence, tout en essayant de déjouer le complot. Pour lui, le défi est double : échapper à la fois à la police qui le suspecte d’un crime qu’il n’a pas commis et aux espions qui menacent de l’éliminer parce qu’il en sait trop.

Trope hitchcockien par excellence, brillamment exploité pour créer un suspense permanent, le faux coupable tend à placer le protagoniste dans une position inconfortable, où il se heurte au danger et à l’incompréhension. En y recourant, le cinéaste britannique instille une tension dramatique qui tient le spectateur en haleine tout au long des films. On en retrouvera la trace dans le bien nommé The Wrong Man (1956), dans L’Inconnu du Nord-Express (1951) ou encore dans Le Rideau déchiré (1966).  

3. Le MacGuffin

Le MacGuffin est un prétexte narratif qui tient une place centrale dans l’œuvre d’Alfred Hitchcock. Prétexte, car il s’agit d’un élément de l’intrigue qui sert de moteur à l’histoire, qui met en branle sa dynamique, mais qui demeure pourtant sans importance intrinsèque, car dénué d’enjeux véritables. Le MacGuffin met les personnages en mouvement, oriente leurs pérégrinations – et parfois désoriente, un temps, le spectateur.

L’exemple le plus célèbre reste sans conteste celui de Psychose (1960). Au début du film, Marion Crane vole une grosse somme d’argent à son patron, dans l’intention de s’enfuir avec son amant. Cet argent, qui pourrait sembler au premier abord être l’élément central de l’intrigue, se voit aussitôt relégué au second plan. Marion arrive au Bates Motel et y fait une rencontre funeste qui va conditionner tout le reste du film. Ce qui semblait être le pivot de l’histoire n’était en réalité qu’un MacGuffin, un argument commode pour conduire Marion vers sa rencontre tragique avec Norman Bates. L’argent disparaît de l’intrigue et le sociopathe en phagocyte la moindre parcelle. 

Un autre exemple typique apparaît à travers la formule secrète des 39 Marches. Bien qu’elle soit l’objet de l’intrigue, sa nature précise n’est jamais révélée, et elle n’a aucune importance en dehors de son rôle déclencheur dans l’action. Le couple d’inséparables dans Les Oiseaux (1963)ou l’uranium dans Les Enchaînés (1946) s’inscrivent dans la même logique.

Mais c’est peut-être Alfred Hitchcock lui-même qui parle le mieux de ce prétexte narratif. Il avancera ainsi à François Truffaut, en guise d’explication : « Deux voyageurs se trouvent dans un train allant de Londres à Édimbourg. L’un dit à l’autre : « Excusez-moi, monsieur, mais qu’est-ce que ce paquet à l’aspect bizarre que vous avez placé dans le filet au-dessus de votre tête ? — Ah ça, c’est un MacGuffin. — Qu’est-ce que c’est un MacGuffin ? — Eh bien, c’est un appareil pour attraper les lions dans les montagnes d’Écosse — Mais il n’y a pas de lions dans les montagnes d’Écosse. — Dans ce cas, ce n’est pas un MacGuffin ». » 

4. L’usage innovant du montage

Ce n’est pas un motif tel qu’on peut l’entendre traditionnellement. Cependant, Alfred Hitchcock a fait preuve, durant toute sa carrière, d’une authentique science du montage. Cette rhétorique filmique innovante lui a permis, plus d’une fois, d’intensifier l’émotion et le suspense de ses films, et de créer des scènes étourdissantes.

En la matière, la scène de la douche dans Psychose demeure évidemment incontournable. À travers un montage rapide constitué de plans aux échelles et points de vue très variables, le réalisateur britannique a charpenté une scène de meurtre incroyablement intense, passée à la postérité, et sans recourir à la violence explicite. Les plans hâtés et successifs de la douche, du couteau, de Marion et du rideau créent à eux seuls, par leur articulation fine, une sensation de terreur et de confusion. L’emploi du son, avec le bruit perçant de la musique, celui de l’eau qui coule et les cris d’effroi de Janet Leigh, accentue les effets recherchés.

Dans La Corde (1948), Alfred Hitchcock expérimente un montage minimaliste associé à une synchronisation portée à son apogée, donnant l’illusion que le film a été tourné en un seul plan-séquence – ce qui était matériellement impossible à l’époque. Pour créer l’illusion, il utilise ingénieusement les mouvements des acteurs et la caméra afin de masquer les coupures nécessaires pour changer de bobine. Ce parti pris audacieux de montage vient asseoir le suspense du film en confinant le spectateur dans le même espace que les personnages, sans échappatoire, en prise directe et en temps réel.

Ces techniques de montage ont acquis, au fil du temps, une réelle dimension narrative. Au langage filmique qui leur est inhérent s’est juxtaposée une sorte de métadiscours produit par les choix opérés par le réalisateur.  

5. La blonde glaciale

Trope iconique s’il en est, la « blonde hitchcockienne », souvent froide et sophistiquée, a pris les traits de Kim Novak, Grace Kelly, Tippi Hedren ou Vera Miles. Ces héroïnes blondes, volontiers énigmatiques, peuplent régulièrement les films du cinéaste britannique. Ce sont des personnages complexes, glissés au cœur de l’intrigue.

Dans La Main au Collet (1955), Grace Kelly incarne une femme élégante et mystérieuse dont le charme et la beauté attirent irrésistiblement le héros. Son allure imperturbable cache un désir intense et une détermination sans faille, illustrant en ce sens, idéalement, le trope de la « blonde glaciale » hitchcockienne.

Dans Sueurs Froides (1958), Kim Novak interprète le personnage de Madeleine, une femme envoûtante dont le mystère nourrit l’intrigue du film. À la fois distante et séduisante, elle ne dépareille pas dans une filmographie où les « blondes » sont érigées en symboles d’un désir complexe et parfois destructeur.

6. Les phobies et les obsessions

Alfred Hitchcock se délecte à explorer l’inconfort psychologique. Les phobies et les obsessions de ses personnages s’apparentent souvent à un noyau autour duquel se construisent les intrigues. La tension dramatique découle irrémédiablement de ces spécificités psychiques, qui en sus révèlent toujours une vérité plus profonde sur les protagonistes – et la condition humaine plus généralement.

Déjà cité, Sueurs Froides l’emporte haut la main dans cette catégorie. Le maître du suspense utilise les phobies de Scottie pour initier les ressorts dramatiques et la perdition psychologique qui se joue sous nos yeux. Le personnage campé par James Stewart souffre de vertiges depuis un traumatisme. Hitchcock exploite cette peur en clerc. Il la place même au centre de l’intrigue. Lorsque Scottie tente de suivre Madeleine dans une tour, son angoisse du vide le paralyse et le laisse impuissant, augmentant le suspense et créant une tension psychologique palpable. Scottie n’est pas seulement confronté à un mystère extérieur difficile à résoudre, il est aussi aux prises avec ses propres démons intérieurs.

Dans Psychose, l’obsession de Norman Bates pour sa mère a été intériorisée, au point de créer une fêlure profonde et irrémédiable en son être. Cette fixation malsaine, qui fait le lit d’une dualité différente mais commune à Sueurs Froides, motive la violence inexpiable que le jeune homme inflige à Marion. Les révélations subséquentes figurent probablement parmi les plus notoires de l’histoire du cinéma. Cette obsession, ancrée dans une relation mère-fils pervertie, crée un climat de malaise et d’angoisse qui imprègne chaque aspect du film.

Les Oiseaux (1963) se penche quant à lui sur l’ornithophobie, la peur des volatiles. Des créatures ordinaires s’y muent en menaces terrifiantes. En ce sens, Alfred Hitchcock subvertit les peurs irrationnelles, en les rendant réelles pour le spectateur.

7. Le voyeurisme

Le voyeurisme est une autre thématique récurrente dans les films d’Alfred Hitchcock. Le cinéaste utilise ce motif pour mieux impliquer le spectateur dans l’action, tout en critiquant subtilement, sous forme de métadiscours, la fascination du public pour l’intimité d’autrui.

On pourrait gloser des heures durant sur Fenêtre sur cour, brillant dans sa capacité à effeuiller le spectacle cinématographique à travers les activités voyeuristes d’un photographe immobilisé dans son appartement. Le personnage de James Stewart passe en effet son temps à observer ses voisins à travers sa fenêtre, transformant la scrutation impudique en une forme de divertissement. Cependant, cet acte a priori innocent se transforme progressivement en une expérience troublante, puisque Jeff, téléobjectif à l’appui, croit être le témoin d’un meurtre. Malin, Hitchcock utilise ce cadre pour questionner les limites entre la vie privée et la curiosité publique, en mettant en scène une tension née du voyeurisme.

Plus prosaïquement, on pourra citer les trous indiscrets dans les murs du Bates Motel, ou la passion dévorante entourant Madeleine dans Sueurs froides.  

8. Les mères envahissantes

Il n’est pas exagéré d’avancer que les mères dominantes ou toxiques hantent le cinéma d’Alfred Hitchcock. Ce dernier dépeint volontiers des relations mère-enfant compliquées et malsaines, ajoutant une profondeur psychologique et un conflit intrinsèque à ses personnages.

L’emblématique Psychose met en scène un fils, Norman Bates, assailli par les souvenirs de sa mère défunte, dont il a adopté la personnalité et intériorisé les injonctions. Bien qu’absente physiquement, cette femme castratrice est omniprésente dans le film, et c’est précisément cette présence oppressive qui va influer sur l’existence et la conduite de Norman, le poussant à commettre des actes de violence « impensés ».

Pas de Printemps pour Marnie (1964) est un autre cas intéressant. La relation entre Marnie et sa mère apparaît accidentée et dérangeante. La jeune femme est traumatisée par une figure moins maternelle que sulfureuse, au passé chargé d’affects. Les peurs et répulsions de Marnie trouvent leurs origines dans ces rapports complexes, dont certains événements vont conditionner un comportement puissamment autodestructeur.

Les Oiseaux met également en scène une mère dominante qui entrave le développement émotionnel de son fils adulte. Lydia Brenner s’avère possessive et parfois étouffante envers Mitch, menaçant ses tentatives de nouer une relation amoureuse. Dépressive, toxique et malicieuse, elle ne peut envisager, et encore moins tolérer, que ce dernier construise une relation épanouie avec une femme qui pourrait contrarier la place qui lui est dévolue.

9. La mort et le meurtre

La mort et le meurtre – et les policiers qui en découlent – font partie intégrante de l’œuvre d’Alfred Hitchcock. Souvent utilisés pour déclencher l’intrigue ou augmenter le suspense, ces actes de violence, cliniques ou stylisés, créent des moments de suspense marquants et parfois marginalement horrifiques.

La scène du meurtre dans la douche de Psychose est probablement la plus célèbre de toute sa filmographie. Mais l’assassinat reflété par des verres de lunettes dans L’Inconnu du Nord-Express ou la strangulation et les visions cadavériques dans le mésestimé Frenzy (1972) ne sont pas en reste. Moins abouti, Mais qui a tué Harry ? (1955) se déploie tout entier à partir d’un corps sans vie découvert dans un petit hameau de Highwater. 

Chacun de ces tropes, investis avec art et subtilité, confère à l’œuvre d’Alfred Hitchcock sa spécificité et son originalité. On aurait pu y détailler plus avant la notion de dualité, ou y ajouter des motifs tels que les escaliers, tant les récurrences font sens dans sa filmographie. Le génie du réalisateur britannique, nullement usurpé, réside pour partie dans sa capacité, quasi unique, à transformer ces tropes en des éléments narratifs à part entière, se répondant continuellement à travers les films. 

J.F.

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8 réponses à « Alfred Hitchcock, un cinéma de tropes et d’obsessions »

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