Tout est sous contrôle, ou presque

Christopher Bouix publie Tout est sous contrôle aux éditions Au Diable Vauvert. Dans ce roman contre-utopique, la société tout entière s’indexe à un bonheur frelaté, qui enserre et contrarie bien plus qu’il ne libère et épanouit. 

C’est leur « Grand Projet ». Fonder une famille, faire partie des rares élus autorisés à procréer. Néo est psychanalyste, bien sous tous rapports, admirateur de Freud et collectionneur de bibelots qui signalent au premier regard son rang culturel et social. Juliette mène des recherches sur le comportement des oiseaux, afin d’en réimplanter certaines espèces dans les espaces urbains. Lorsqu’elle a poussé pour la première fois les portes du cabinet de Néo, elle souffrait de crises dépressives, brisée par la perte de son premier enfant, Adam. Il avait fait partie des nombreuses victimes d’expériences génomiques promues par le gouvernement. Les autorités avaient employé des embryons optimisés dans l’espoir d’annihiler les gènes de la dépression, de l’alcoolisme ou de la violence. De ce deuil inconsolable, Juliette a conservé une grande vulnérabilité, à laquelle son mari oppose, souvent en pure perte, des comprimés d’HappyPill ou de Relaxatil.

La procréation est un privilège qui se gagne au prix d’un sourire perpétuel. Pour faire désactiver sa puce de stérilité, il faut nécessairement avoir moins de trente ans et se prévaloir d’un indice de bonheur élevé. C’est HappyApp qui fait office de baromètre : l’application dicte chacun de vos pas, chacune de vos fréquentations, transformant l’existence en une scène ouverte où chaque acte est scruté, jugé, noté. Vos publications en ligne doivent être nombreuses et engageantes. Vos paroles, heureuses, polies, respectueuses des institutions. Un écart, une rébellion mineure – une cigarette, un verre de trop, une relation d’un soir – et votre score chute, vous dévaluant en tant qu’individu, vous reléguant socialement, amenuisant vos perspectives d’emploi, de logement, d’avenir. La liberté n’est plus qu’un concept éculé, une sorte d’impensé, sacrifiée pour des lentilles connectées qui mesurent l’épanouissement en un coup d’œil, qui scannent l’horizon et ceux qui le composent. 

Dans une parfaite continuité avec son précédent roman Alfie, Christopher Bouix détaille une société dystopique où le progrès technologique, paré des meilleures intentions, fait le lit de la techno-surveillance et des mesures les plus liberticides. L’indice de bonheur n’est autre qu’un ersatz du crédit social chinois. Les HappyPills pourraient s’apparenter au soma du Meilleur des mondes (Aldous Huxley, 1932). L’inspecteur Marc Vargas, qui imagine derrière chaque personne un criminel en puissance, rêve de généraliser le traçage et le recoupement de données, pour prévenir le crime à la manière de Minority Report (Steven Spielberg, 2002). « Tout est sous contrôle », nous annonce d’ailleurs l’auteur, comme un avertissement. On ne lit plus de romans, les films d’antan sont oubliés, la culture a été remplacée par des expériences immersives et des musiques sans âme générées par des algorithmes. L’amour lui-même est stimulé par HappySex, ou par des souvenirs érotiques enregistrés et conservés à jamais dans des bases de données vertigineuses. Dans cette orchestration parfaite, où est la mélodie du cœur, l’imprévu des sentiments, l’élan de l’instinct, la véritable essence de l’humain ? Chaque point glané sur HappyApp couronne le faux-semblant, le bonheur manufacturé, le poids des conventions.

Christopher Bouix décompose son récit en courts chapitres et alterne les points de vue : Juliette et Néo, Marc Vargas et sa coéquipière Mina, Véra et Sibylle, mère et fille, ou encore Ming, la collègue de Juliette, forment l’essentiel d’une ronde de personnages porteurs d’affects et d’enjeux qui permettent de capturer en plan d’ensemble cette « société du bonheur », rendue sans le savoir au dernier degré du cauchemar. Chaque frémissement de leur intimité est capté par un œil de verre imperturbable. Jusqu’où peuvent-ils accepter d’être observés sans se sentir envahis ? Dans Tout est sous contrôle, deux intrigues majeures se télescopent : Juliette et Néo apprennent qu’un couple les devance dans la sélection gouvernementale, alors même que la jeune femme approche dangereusement de ses trente printemps ; c’est Sibylle qui gère leur dossier pour l’Administration, une femme banale, malheureuse et sous la coupe d’une mère castratrice, ex-comédienne qui lui reproche sa déchéance et sa solitude, et dont elle aimerait se débarrasser une bonne fois pour toutes. Partant, Christopher Bouix fait en sorte que les intérêts de chaque partie se rencontrent, dans un bal macabre initié dans les angles morts du panoptique étatique.

Comme la réminiscence d’un passé révolu, Ming jure, déjoue les attentes d’HappyApp, s’adonne au sexe sans lendemain. Elle et Juliette constituent les deux faces d’une même pièce : l’énergie que la future maman déploie en faveur de son « Grand Projet », Ming la consacre à préserver ce qu’il lui reste de liberté. Les valeurs sont à ce point falsifiées dans Tout est sous contrôle que l’outrecuidance de Ming semble plus dérangeante et blâmable que les actes criminels, savamment cachés, de sa collègue. Pendant que la première entretient une relation adultère avec un homme marié – qui utilise le deepfake pour mener une double vie à l’insu des autorités, sans que l’on comprenne tout à fait comment –, la seconde assiste passivement à un meurtre, avant d’en échafauder un second, qui la hantera longtemps. Le bonheur est à ce prix. Et in fine, tout au long d’un roman haletant, Christopher Bouix témoigne de la détresse émotionnelle de ses personnages, étouffant derrière des masques sociaux et sous la pression des prescriptions gouvernementales.

J.F.


Tout est sous contrôle, Christopher Bouix – Au Diable Vauvert, avril 2024, 400 pages


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