Ellen Ripley, au cœur de la culture populaire 

Dans son essai Ellen Ripley, paru aux éditions Les Impressions nouvelles, Christophe Meurée se penche sur l’un des personnages les plus emblématiques du cinéma de science-fiction : l’héroïne de la saga Alien. Figure féminine iconique et complexe, elle caractérise, autant que le xénomorphe, une quadrilogie – bientôt augmentée d’œuvres dérivées – ayant fait date.

Ellen Ripley porte la résistance en bandoulière : elle se dresse face à une altérité extraterrestre et monstrueuse, elle s’oppose à la cruauté et la prédation d’un système capitaliste personnifié par la Weyland-Yutani Corporation et elle tient tête à une hiérarchie aussi butée que dénuée de prescience. Dès son introduction en 1979 dans le film Alien de Ridley Scott, celle qui est interprétée par une Sigourney Weaver encore débutante dépasse les archétypes de l’héroïne de son époque. Initialement, l’idée n’était pas de confier le rôle-phare à une femme. « Alors que les auteurs de la première version du scénario, Dan O’Bannon et Ronald Shusett, ont créé le personnage sous les traits d’un homme (ils envisageaient cependant la possibilité de substituer l’une ou l’autre femme à l’un des rôles masculins de l’équipe), c’est Alan Ladd Jr, le producteur, qui choisit de configurer le rôle principal pour qu’il soit interprété par une femme. » Cette idée lumineuse va offrir à la science-fiction une authentique icône populaire, symbole de résilience, de force et de fragilité. Un caractère paradoxal – à la fois guerrière et sensible – qui permet à Ellen Ripley de questionner les dichotomies humaines et de camper une nouvelle forme de final girl, survivante capable d’affronter tant des ennemis extérieurs inconnus et redoutables qu’un système de pouvoir oppressant, pour qui les « camionneurs de l’espace » constituent tout au plus un moyen d’accéder au xénomorphe, âprement convoité par l’industrie militaire.

Contrairement aux héros masculins qui avaient pignon sur rue dans les années 1970 et 1980, Ellen Ripley ne se définit pas par la confrontation directe ou l’exploit individuel. Dans Alien, son héroïsme se construit lentement, à mesure qu’elle prend des décisions prudentes et rationnelles face à des dangers innommables, souvent ignorée ou contredite par les autres membres de l’équipage. Ses victoires ne résultent pas d’une puissance physique supérieure, mais d’une force de caractère, d’un instinct de survie et d’une intelligence tactique qui la distinguent de ses pairs. Dans son analyse, Christophe Meurée la décrit comme un « modèle de l’héroïne féminine résolue et résiliente ». Elle est « la femme qui sauve et se sauve ». Il ajoute : « Sa capacité à survivre en fait l’envers de la femme fatale : elle embrasse la fatalité mais récuse le fatalisme. Ripley porte en triomphe la vulnérabilité sans jamais capituler (pas même dans le suicide). Ripley n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est la figure qui échappe, irrémédiablement, aux attendus. »

Ellen Ripley est un personnage foisonnant, qui supporte de nombreuses lectures. L’opuscule explore notamment, à travers elle, la fluidité de genre. Sa représentation subvertit les normes sociales, avec une féminité qui s’affirme de manière complexe, souvent dénuée des attributs qui lui sont traditionnellement associés. Dans Alien, elle apparaît dans une combinaison unisexe – avant toutefois de finir en sous-vêtements. Dans le troisième opus, réalisé par David Fincher, elle a le crâne rasé, tandis que dans le dernier épisode de la quadrilogie, de Jean-Pierre Jeunet, elle n’est plus tout à fait humaine, clone hybride ayant adopté pour partie la monstruosité du xénomorphe. Si Ripley devient une figure d’émancipation et un modèle de féminité, c’est en allant au-delà des stéréotypes de la femme soumise ou passive, pour incarner une féminité insubmersible.

Par ailleurs, et c’est un point longuement discuté dans l’ouvrage, la maternité apparaît dans la saga Alien sous un jour particulier. Ellen Ripley est confrontée à la perte de ses enfants, d’abord sa propre fille Amanda, puis à travers une relation filiale de substitution avec Newt, l’enfant sauvée dans Aliens. La maternité n’est cependant jamais idéalisée ; elle est marquée par la souffrance, la perte et la violence, qu’elle soit biologique ou adoptive. Ripley se retrouve, à maintes reprises, dans la position d’une mère qui protège, mais qui est également contrainte de détruire des formes de parentalité contre-nature, symbolisées par les xénomorphes et la Reine Alien. Ce thème, récurrent et pluriel, est un élément central dans la définition du personnage. Christophe Meurée en livre d’ailleurs une extension passionnante, en interrogeant la fécondation des hommes par la créature extraterrestre. 

Au fil de la saga, Ellen Ripley développe une relation ambiguë avec le xénomorphe. D’abord entité extérieure et menace pour l’humanité, il devient progressivement une figure presque miroir pour l’héroïne. Dans Alien Resurrection, cet état de fait atteint son apogée, avec Ripley vue comme la mère du Newborn et incarnant désormais une hybridité entre l’humanité et la monstruosité. Sa transformation, à la fois physique et mentale, la pousse à interroger son identité, ses limites et ses valeurs. « Il est sans doute significatif que, parmi les choix esthétiques de Jeunet, la scène où Ripley rejoint la reine qui souffre de son premier accouchement la montre s’enfoncer lentement dans un amas palpitant de matière organique rappelant le corps des xénomorphes : chez le réalisateur français est atteint le climax de l’ambiguïté qui unit monstruosité et féminité. Ripley est sensuellement transportée par un alien jusqu’à la reine, afin d’assister à l’accouchement vivipare qu’elle lui a laissé en héritage génétique. »

Ellen Ripley possède par ailleurs un caractère prophétique. Dès le premier film, ses avertissements concernant les dangers imminents sont ignorés, et elle est ensuite perçue comme un oiseau de mauvais augure, presque hystérique. Cependant, au fur et à mesure que la saga se déploie, son jugement est validé, faisant d’elle une sorte de Cassandra moderne, dont les prédictions se révèlent toujours justes. C’est une conscience éclairée, qui refuse de sombrer dans l’ignorance et la passivité. L’auteur la compare à des figures mythologiques comme Ulysse, Thésée et David. Et il opère également ce parallèle : « Tel le capitaine Achab, Ripley devient rapidement cette figure hantée par la confrontation avec sa némésis, au point de n’avoir plus d’autre existence que de pourchasser le monstre qui l’a amputée d’une part d’elle-même : la baleine blanche a arraché la jambe d’Achab, la créature anophtalme a définitivement empêché Ripley de jamais revoir sa fille au même titre qu’elle l’a irréversiblement arrachée à toute forme d’insouciance. »

Dans ce cadre, la Weyland-Yutani Corporation constitue une force omniprésente et sinistre. Animée par l’appât du gain, elle n’hésite pas à sacrifier des vies humaines pour obtenir un spécimen de xénomorphe à des fins d’armement biologique. Son slogan quelque peu ironique, « Building Better Worlds », rappelle les pires heures des impérialismes européens et vient souligner une critique du capitalisme tardif où la valeur humaine est strictement subordonnée aux intérêts économiques. La Compagnie est impliquée dans la création d’androïdes (aux typologies diverses) et dans des manipulations génétiques ; elle donne corps aux pires dérives de la technoscience. Les noms des vaisseaux empruntés à Joseph Conrad renforcent, à ce titre, comme l’indique à raison l’auteur, le thème de la brutalité de l’impérialisme.

« Il faut donc voir Ripley comme celle qui cherche à échapper à la cruauté aveugle, aux regrets et aux remords, au patriarcat et à ses lois de reproduction, aux pièges des hiérarchies entre êtres humains, à la cupidité sans borne, aux dérives d’un système post-néolibéral, aux délires d’une science qui se veut toute-puissante… Il faut la voir comme celle qui survit à la réécriture perpétuelle de son propre destin tragique, à son cauchemar sans fin. »

Personnage-phare de la science-fiction, Ellen Ripley a enfanté un monde, le sien, dans lequel elle apparaît en lutte, obstinée, vulnérable et prophétesse. Beaucoup se reconnaissent en elle, dans une forme de résistance à l’horreur, mais aussi face à l’imminence d’un futur incertain. Si l’on peut regretter la place relativement chiche accordée par Christophe Meurée à l’analyse discursive ou à la fixation de l’héroïne dans le plan, on ne boudera pas notre plaisir en redécouvrant la saga cinématographique et ses œuvres dérivées (romans, BD, etc.), et en extirpant de Ripley sa sève humaine, sociale, féminine, maternelle ou philosophique.

Fiche produit Amazon

J.F.


Ellen Ripley, Christophe Meurée – Les Impressions nouvelles, avril 2025, 128 pages


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Une réponse à « Ellen Ripley, au cœur de la culture populaire  »

  1. Avatar de Alien, un frisson venu d’ailleurs – RadiKult'

    […] Cargo spatial décrépit, plongé dans l’obscurité et traversé de conduits en tous genres, le Nostromo exerce une fascination anxiogène immédiate sur les spectateurs. Ridley Scott aventure sa caméra à travers ses couloirs, étroits et cernés de plafonds bas. Conçu dans les studios londoniens de Shepperton, le vaisseau possède une architecture froide et étouffante, qui participe grandement d’un sentiment claustrophobique. Ceux qui y prennent place n’ont rien de vedettes hollywoodiennes glamour : les « camionneurs de l’espace », collection de gueules cassées, s’activent presque contraints, baragouinent, se plaignent de leur salaire et ne se distinguent pas particulièrement par leur bravoure. Seule Sigourney Weaver, quasi débutante, tranche ; elle crève l’écran dans le rôle d’Ellen Ripley.  […]

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