
Le Silence (1963) – Réalisation : Ingmar Bergman.
Dans la pléthorique filmographie de Bergman, plusieurs tendances se dessinent. Certains de ses films sont de purs cauchemars, qui rompent avec les amarres du réalisme pour nous immerger dans une obscurité particulièrement éprouvante. C’est le cas de ce Silence, qui inaugure un cycle où dominent Persona, bien sûr, mais aussi L’Heure du Loup et La Honte.
Le Silence est l’un des rares films de Bergman à ne pas se situer en Suède : le lieu est indéterminé, la langue incompréhensible, et les personnages cantonnés à un hôtel dans un pays en guerre. L’épure domine, et les symboles sont exacerbés pour signifier le pessimisme de l’auteur. Si l’on retrouve ainsi le thème obsessionnel de la dualité des femmes, la place de l’enfant, un rôle assez rare dans l’œuvre du cinéaste, y est prépondérante.
L’ironie est mordante : Esther est traductrice et ne comprend rien à la langue locale. Elle incarne une forme de sagesse, et son corps se meurt. Sa sœur, la figure de la mère, cohabite avec la femme sensuelle et nymphomane, le tout sous le regard d’un enfant livré à lui-même et qui absorbe en même temps que le spectateur les images d’un monde onirique et inquiétant.
L’esthétique joue ainsi constamment de cette trop grande acuité, propice à la déformation, et annonce le regard clivé des lieux qu’on retrouvera dans le cinéma de Kubrick (de nombreux parallèles sont à faire entre les corridors de l’hôtel et ceux qui hantent Shining) ou, plus tard, de David Lynch (notamment pour l’attrait plastique lié aux nains). Les lumières artificielles, la pose théâtrale de personnages se regardant en chiens de faïence, des portes qui s’ouvrent sur la maladie, le monde du spectacle ou le sexe sans entrave : c’est bien dans une architecture du fantasme et de l’inconscient que nous perd le cinéaste.
Mais la guerre est surtout une projection, à travers les vitres du train ou les fenêtres de l’hôtel, en ombres chinoises d’un conflit autrement plus retors, celui des deux sœurs. Le fameux plan « à la Bergman », beaucoup réutilisé par la suite, qui voit une protagoniste de profil et l’autre de face cohabiter dans le cadre affirme toute l’ambivalence de la relation de ce couple : proches mais sans se voir, liées mais enfermées chacune derrière un masque plastiquement superbe, mais minéral.
Le silence contamine ainsi toute possibilité de rédemption : la barrière de la langue, la rivalité, les rancœurs anciennes et les erreurs nouvelles faites avec l’enfant. À un amant de passage, Anna (Gunnel Lindblom, d’une sensualité morbide impressionnante) résume la situation : « Je suis bien avec toi. C’est bien qu’on ne se comprenne pas. Je voudrais qu’Esther soit morte. » Se lancer à corps perdu dans la chair, exprimer sans réserve ses pulsions de haine : le fantasme, chez Bergman, est souvent l’occasion d’ouvrir une bien sombre boîte de Pandore.
Et ce n’est qu’un début : celle-ci deviendra de plus en plus béante dans les films à venir.
Éric Schwald

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