
Dans Les Salamandres (éditions Bamboo), écrit par Julien Frey et illustré par Adrian Huelva, nous pénétrons un monde où chaque parcelle de vie est minutieusement contrôlée. Le récit s’ouvre sur une société où les manifestations font rage, et où le pouvoir, désireux de maintenir l’ordre social et politique, opte pour le divertissement spatial afin d’anesthésier les consciences.
La société décrite dans Les Salamandres s’apparente à une tyrannie ultra-contrôlée où la technologie se fait l’instrument permanent d’une surveillance généralisée. Tout y est réglementé, du régime alimentaire jusqu’aux moindres gestes du quotidien : on punit la consommation de viande ou d’alcool, on interdit les animaux domestiques, on traque la moindre infraction via des analyseurs et des détecteurs dispersés dans les espaces domestiques… Cette intrusion ne s’arrête toutefois pas à la sphère privée ; l’identité et le niveau de confiance de chaque individu se voient systématiquement vérifiés grâce à un fichier central apparemment capable de régurgiter le pedigree d’à peu près n’importe qui. Les citoyens vivent dans la hantise de perdre leurs rares libertés, via la soustraction d’unités de respectabilité, tandis que le gouvernement ou la « Société » – une entité administrative tentaculaire – détient tous les leviers de pouvoir.
La notion de biopolitique telle que l’entendait Michel Foucault est ici manifeste : la vie biologique des individus est gérée, optimisée et parfois manipulée au nom du bien commun. La prohibition de la viande ou de l’alcool se fait ainsi au motif de santé publique et d’économies de ressources. Des milliers de personnes ont été transformées en salamandres à la suite d’une expérimentation génétique visant à leur conférer une régénération cellulaire hors norme. Ces individus, depuis frappés d’ostracisme sanitaire, sont jugés contaminants et doivent respecter des règles d’isolement strictes. L’inscription dans les bases de données, l’interdiction de recevoir du monde chez soi : tout concourt à démontrer que la société, sous couvert de protéger la population, instrumentalise l’hygiène collective pour légitimer ses dérives autoritaires. L’usage d’exosquelettes – censés protéger et optimiser les performances humaines – reflète parfaitement l’obsession gouvernementale pour un corps augmenté et normé.
Les autorités doivent néanmoins composer avec les grèves, dont celles des conducteurs de Speed-V. Ces dernières ne sont tolérées qu’à la condition qu’elles restent silencieuses et n’entravent pas les projets de la Société. À terme, la menace est toujours la même : ceux qui s’opposent au système perdent leur accès à certaines fonctions ou prestations essentielles, comme Graham Gomez, le protagoniste de l’histoire, contraint d’abandonner ses projets de reconversion professionnelle parce qu’il ne se conforme pas aux injections qui lui sont adressées. Même quand un programme de voyages touristiques sur Mars est mis en avant comme une grande épopée moderne, son intérêt réel est plus sournois et réside ailleurs : il s’agit de distraire pour mieux contrôler. Graham est d’ailleurs choisi pour cette expédition, une décision destinée à le pousser à accepter un rôle dont il ne veut résolument pas. Son désir d’obtenir l’agrément pour avoir un enfant est exploité par la Société pour le rendre docile : refuser le voyage, c’est compromettre son avenir familial – mais aussi judiciaire.
Malgré la répression féroce, des poches de résistance se forment, à l’image de ce bar clandestin : on y boit de l’alcool, on y parle librement, bravant les interdits gouvernementaux. Les manifestations foisonnent elles aussi, mais restent cependant invisibilisées dans les médias dominants. L’humour, souvent grinçant, traverse l’histoire pour en amoindrir la gravité, mais il souligne surtout l’absurdité d’un système qui prétend tout interdire – y compris les chiens pour les personnes âgées.
Julien Frey et Adrian Huelva se délectent à placer leur antihéros, Graham Gomez, dans des situations au mieux inconfortables. Ancien journaliste et boucher en cours de reconversion, il voit sa vie bouleversée en l’espace d’une semaine à peine. Malgré lui, il se retrouve au cœur d’un vaste complot dont les Salamandres sont à la fois les victimes et les instigatrices. Au fil de ses mésaventures, il est contraint d’accepter un voyage sur Mars, subit une mutation irréversible, puis répond à l’oppression par ses propres armes – un peu dérisoires mais d’une portée non négligeable. Même sa femme y mettra du sien pour lui rendre la vie dure, avec juste ce qu’il faut d’ironie.
Si le roman graphique vaut surtout pour son portrait en actes d’une société liberticide, il bénéficie aussi de l’écriture ingénieuse de son personnage principal, exposé à toutes les affres possibles et imaginables. Les Salamandres récupère à son compte bon nombre de phénomènes sociaux et politiques – du crédit social au transhumanisme en passant par la techno-surveillance – pour donner corps à une dystopie totale, aux articulations glaçantes et potentiellement infinies. Le pauvre Graham Gomez en fait les frais plus souvent qu’à son tour.
J.F.

Les Salamandres, Julien Frey et Adrian Huelva – Bamboo, janvier 2025, 120 pages

Laisser un commentaire