V pour Vendetta, anamnèse de l’oppression

Chef-d’œuvre d’Alan Moore et David Lloyd, la série réalisée entre 1982 et 1990 V pour Vendetta a donné corps à une dystopie qui a laissé une empreinte significative sur le neuvième art.

Le monde a été partiellement détruit par le feu nucléaire. Préservé, le Royaume-Uni s’est toutefois replié sous le joug du parti fasciste Norsefire. Son régime oppressif repose sur des factions policières – l’Oreille, l’Œil, la Main, le Nez et la Voix – qui orchestrent une répression sans merci, éradiquant toute forme de dissidence. Alan Moore a imaginé un système de surveillance tentaculaire, dont la pointe avancée, le Commandeur Adam James Susan, exerce en parallèle une propagande obsédante.

L’influence de Ray Bradbury et George Orwell est palpable dans la manière dont Alan Moore façonne son univers. La culture est bafouée, les individus sont constamment épiés et toute opposition ou différence est brutalement réprimée. V pour Vendetta s’appuie aussi sur les leçons de l’Histoire : la Gestapo ou les camps nazis, par exemple, inspirent certaines représentations qui tapissent le récit. La technologie, loin d’être libératrice, y devient un outil de domination, symbolisée par le Destin, l’ordinateur central du régime. Ce dernier exerce une fascination béate sur le Commandeur : « Je suis face à Dieu, face à la destinée. Je suis possédé par elle, je l’adore, je suis son esclave. »

« V », l’anarchiste masqué, incarne la résistance contre cette oppression. Son combat, à la fois personnel et politique, se traduit par des actes de rébellion spectaculaires. Norsefire a réduit la démocratie à sa portion congrue. « Je n’ai plus à écouter ces histoires de liberté, de libre arbitre. Ce sont des luxes. Les luxes n’ont plus droit de cité. » Pour y répondre, Alan Moore explore la dualité de « V », justicier vengeur et homme meurtri. La relation complexe entre ce protagoniste obstiné et Evey, une jeune fille qu’il a sauvée d’une agression, devient le cœur émotionnel de l’histoire ; elle offre en sus une perspective passionnante sur l’éveil politique et la transmission des idéaux.

Le travail de David Lloyd sur les planches enrichit la narration et confère une atmosphère unique à l’œuvre. En recourant à des teintes bleues et jaunes, en exploitant en clerc les jeux d’ombre, il accentue l’immersion du lecteur, soulignant la tension, l’urgence et l’émotion des scènes-clés. C’est dans ce cadre visuel que V pour Vendetta annonce une double aliénation : la tyrannie cherche à gommer toutes les aspérités d’une société mise sous cloche jusqu’à l’asphyxie ; mais elle se soumet elle-même délibérément à une technologie qui la diminue et la détermine.

On pourrait discourir des heures durant sur l’historicité de l’intrigue (de Stanley Milgram à Eva Perón) ou sur ses propos secondaires (les milices civiles, la pédophilie ecclésiastique, l’ostracisme social et politique, etc.). Mais ce qu’il convient d’en retenir, c’est qu’Alan Moore et David Lloyd ont créé un univers qui, bien que fictif, résonne profondément avec des thématiques universelles et intemporelles : la lutte pour la liberté, la critique du totalitarisme et la quête de justice. V pour Vendetta demeure d’ailleurs à ce jour l’une des dystopies les plus remarquables jamais conçues, douée d’un protagoniste iconique, de chair humaine et d’une vertigineuse acuité politique. 

L.B.

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