Petit pays : innocence brisée 

La collection « Aire Libre » des éditions Dupuis accueille Petit pays, de Gaël Faye, Marzena Sowa et Sylvain Savoia. Adaptation graphique du roman éponyme de Gaël Faye, l’album adopte le regard d’un enfant du Burundi tandis qu’est initié, dans le pays voisin, le génocide rwandais…

Le génocide rwandais demeure l’un des événements les plus tragiques de l’histoire récente. En 1994, en l’espace de seulement 100 jours, plus de 800 000 personnes, principalement des Tutsis ainsi que des Hutus modérés, sont massacrées par des extrémistes hutus. Ce génocide est motivé par la haine ethnique et véritablement déclenché par la mort du président rwandais Juvénal Habyarimana, un Hutu, dont l’avion a été la cible d’une attaque.

Ce génocide a également affecté certains pays voisins, dont le Burundi, qui partage des dynamiques ethniques communes avec le Rwanda. L’afflux massif de réfugiés fuyant les violences du « pays des milles collines » y a exacerbé les tensions déjà présentes. Les réfugiés rwandais ont parfois servi de catalyseurs pour de nouveaux cycles de violence : leurs camps ont été perçus comme des foyers de militants et de rebelles, ce qui a conduit à des raids et à des attaques, aggravant ainsi la situation sécuritaire et humanitaire.

Au nom de la mère

Inspiré de la propre histoire de Gaël Faye, Petit pays place un enfant né d’un mariage mixte face à une triple réalité : le post-colonialisme, le déracinement et les fractures ethniques. Le père de Gaby est un Français dont les fréquentations permettent de prendre le pouls de l’infériorisation des Noirs. En effet, lorsqu’il rend visite à son ami Jacques, ce dernier tient un discours suprémaciste, convaincu que sans les Blancs, l’Afrique serait incapable de se prendre en main et de faire tourner son économie. Médisant, prétentieux, aveuglé par les préjugés, il est l’archétype de ces Occidentaux persuadés de leur supériorité et prêts à le crier sur tous les toits.

Le déracinement est sondé à travers le personnage de la mère de Gaby. Rwandaise immigrée au Burundi, elle se sent étrangère dans ce pays et rêve de renouer avec ses terres ancestrales. Elle semble se moquer des privilèges – bien réels – permis par son existence burundaise et prendra la décision, au plus fort du génocide, de rejoindre les siens en dépit des dangers encourus. « Je me sentais coupable d’avoir voulu qu’elle s’en aille… J’étais un lâche, doublé d’un égoïste. J’érigeais mon bonheur en forteresse et ma naïveté en chapelle. Je voulais que la vie me laisse intact alors que maman, au péril de la sienne, était allée chercher ses proches aux portes de l’enfer. »

Si, comme on le voit, Gaby s’est dans un premier temps senti soulagé suite au départ de sa mère, c’est en raison de son comportement erratique, perçu comme excessif. Là où les siens se montraient relativement passifs et résignés face aux événements tragiques en cours, elle était au contraire à fleur de peau, toutes émotions exacerbées. Ce qui a provoqué une vraie rupture familiale. 

L’embrasement

« Les opérations villes mortes se multipliaient, du crépuscule jusqu’à l’aube, les explosions retentissaient. La nuit rougeoyait de lueurs d’incendies qui montaient en épaisses fumées au-dessus des collines. On était tellement habitués aux crépitements des armes automatiques qu’on ne prenait plus la peine de dormir dans le couloir. » 

Ce que la mère de Gaby va découvrir dépasse de loin le couvre-feu ou la fermeture des écoles et des commerces : ce sont des villages entiers pillés et dépeuplés, des rues dans lesquelles s’amoncellent les corps, une haine à flux continu, qui s’exerce à coups de machettes ou d’armes à feu. Le récit de Gaël Faye, Marzena Sowa et Sylvain Savoia montre très bien comment la violence s’infiltre progressivement dans le quotidien des personnages, jusqu’aux exactions et tueries de masse. Les Tutsis, déshumanisés et comparés à des « cafards » par les extrémistes Hutus, deviennent des parasites à exterminer, à n’importe quel prix.

Au cœur de cet enfer, Gaby et ses amis sont confrontés à une réalité monstrueuse qui les dépasse. L’album évoque la désintégration de la cellule familiale – avec une mère qui quitte le foyer puis revient brisée – mais aussi la transformation des enfants et des adolescents en agents actifs de la violence. Des gangs de jeunes Africains se forment, certains cherchant à protéger leur communauté, tandis que d’autres reproduisent les schémas de haine appris des adultes. La permissivité plus ou moins contrainte des institutions internationales et l’irréversibilité des divisions ethniques aboutissent à un drame humain vertigineux. Le lecteur n’en perçoit que des fragments mais en saisit cependant toute la détresse.

Petit pays est une œuvre testamentaire. Gaël Faye, Marzena Sowa et Sylvain Savoia narrent les troubles politiques et civils d’une partie de l’Afrique, dressés face à l’innocence d’un enfant. Tragédies personnelles et collectives y cohabitent, dans un crescendo de haine. Ce à quoi Gaby assiste, c’est l’expression des replis identitaires, l’incommunicabilité, les douleurs et leurs rancœurs parfois irrationnelles. Il n’y a rien à gagner dans cette entreprise de destruction et de mort. Mais peut-être fallait-il avoir un regard d’enfant pour le comprendre.

J.F.


Petit pays, Gaël Faye, Marzena Sowa et Sylvain Savoia – Dupuis, avril 2024, 128 pages

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