Lost in Translation : radiographie cinématographique de Sofia Coppola

Antoine Oury publie aux éditions LettMotif un essai d’analyse filmique intitulé Lost in Translation : étrangers familiers. Il y revient notamment sur la solitude et la quête de sens qui se conjuguent, chez Sofia Coppola, au cœur d’un Tokyo à la fois fascinant et insaisissable…

Campée par Scarlett Johansson, Charlotte, jeune trentenaire cultivée et en rupture avec son environnement, s’inscrit dans Lost in Translation comme une sorte d’alter ego de Sofia Coppola, qui, au moment du tournage, connaissait notamment Tokyo pour y avoir promu sa marque MilkFed. L’autre personnage principal, Bob, renvoie à sa manière à l’acteur Bill Murray : pour interpréter ce comédien cinquantenaire pince-sans-rire, la jeune cinéaste n’imaginait personne d’autre que lui. 

Antoine Oury explique avec force détails comment ces deux âmes en peine, égarées dans l’immensité tokyoïte, sont portées à l’écran. Ils se croisent dans l’ascenseur d’un hôtel, point de départ d’une exploration mutuelle de leurs existences désenchantées. La mise en scène de Sofia Coppola, dépourvue d’artifices et de plans-séquences complexes, privilégie une authenticité brute, qui préfère capter l’essence d’un Tokyo vu à travers les yeux des protagonistes, c’est-à-dire via les fenêtres d’un taxi, d’un hôtel ou d’un Starbucks. Il s’agit de documenter la réalité d’une mégalopole à la fois omniprésente et fuyante, tout en plongeant le spectateur dans l’intimité des protagonistes.

On le comprend à la lecture de Lost in Translation : étrangers familiers : la thématique centrale du film repose sur la solitude et l’exploration de soi à travers l’altérité culturelle. Sofia Coppola procède volontiers par dilatation temporelle et désorientation, elle métaphorise le jet-lag et met en images un Tokyo si dense et urbain qu’il apparaît parfois comme une ville-prison pour Charlotte, insensible à sa modernité comme à ses traditions, tandis que pour Bob, la capitale nippone demeure une étape transitoire mais non moins troublante – occasionnant par exemple des soucis de communication. Une quête commune semble poindre : celle d’un sens à donner à l’existence, quand le couple bat de l’aile et que le désir interdit émerge.

L’incommunicabilité se trouve au cœur du propos de Sofia Coppola. Antoine Oury en précise les différents éléments constitutifs. L’environnement étranger implique la barrière de la langue, qui accentue dans un premier temps le sentiment d’isolement des protagonistes. Charlotte échoue dans son ikebana, tandis que Bob voit ses tentatives de dialogue souvent tronquées ou mal interprétées. Ce n’est pas mieux sur le plan personnel, puisque les deux personnages vivent des relations insatisfaisantes : Charlotte est souvent seule, Bob remet en question son mode de vie. Et même quand ils sont ensemble, ils peinent à exprimer leurs sentiments, cultivant volontiers l’ambiguïté. Des regards insistants, une tendresse partagée, mais une proximité longtemps déclinée.

Lost in Translation offre ainsi une perspective nuancée, tout en sensibilité, sur le désir et la connexion humaine. La relation entre Charlotte et Bob, complice, en éveil, échappe aux clichés romanesques. Il s’agit dans une large mesure d’une romance platonique, qui se construit en marge de leurs vies habituelles, dans un monde marqué par l’éphémère. Deux vagues à l’âme, un regard incarné, une certaine déréalité, des liens en gestation. Mais Antoine Oury revient également, en la relativisant, sur la représentation du Japon de Sofia Coppola, parfois accusée d’être stéréotypée : la petite taille des locaux, l’inversion des « r » et des « l », les mangas érotiques lus dans un métro bondé, le comportement outrancier des présentateurs télévisés, les jeux d’arcade à gogo ou encore le rigorisme des conventions sociales.

L’essai se clôture par un entretien-fleuve du producteur et compositeur Brian Reitzell, qui évoque aussi bien les questions de droits d’auteur que la scène du karaoké, le succès du film, le rapport au Japon ou les articulations entre la musique et les dialogues. En dépit de son format relativement modeste, Lost in Translation : étrangers familiers effeuille ainsi son objet d’étude avec une relative exhaustivité. Il met ingénieusement en perspective le travail de Sofia Coppola et ses intentions de réalisation. Il permet, surtout, de prendre la pleine mesure d’une œuvre majeure du cinéma moderne. 

J.F.


Lost in Translation : étrangers familiers, Antoine Oury –

LettMotif, novembre 2023, 148 pages

Comments

Une réponse à « Lost in Translation : radiographie cinématographique de Sofia Coppola »

  1. […] in Translation : radiographie cinématographique de Sofia Coppola sur Radikult : « En dépit de son format relativement modeste, Lost in Translation : étrangers familiers […]

    J’aime

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.