Boomers : le bon vin qui tourne au vinaigre 

Dans une société qui encense la jeunesse et tend à marginaliser les aînés, Ernesto, la soixantaine, ne se sent plus tout à fait à sa place. Bartolomé Segui relate dans Boomers (La Boîte à bulles) les doutes et doléances d’une génération qui peine à s’accrocher à un monde qui évolue irrépressiblement. Et parfois sans elle.

Ernesto représente un archétype auquel beaucoup peuvent s’identifier. À 60 ans, il se trouve à un carrefour de la vie, où le passé semble à la fois refuge et fardeau. « Que faire quand on ne se sent nulle part à sa place ? », se demande-t-il dans les premières planches de Boomers. Mais surtout : « Que faire quand ce sont les codes de notre époque qui nous deviennent étrangers ? Quand ce qui se passe autour de nous ne nous concerne plus… »

Le temps, dans Boomers, est un protagoniste en soi, avec ses caprices et ses emportements. Ernesto se sent comme un « apatride temporel », quelqu’un qui vit en déconnexion progressive avec son époque, qui n’en comprend plus les motivations ni les émanations. Sa femme Lola s’en sort à peine mieux, elle qui affirme : « Au Japon, on dit qu’à 60 ans commence une nouvelle vie, mais je crains que ce soit une vie de tracas constants, d’obsolescence programmée. » Avec ses maux de tête et ses articulations douloureuses, elle s’imagine bonne pour la casse. Elle n’ignore pas, en outre, que son physique ne correspond plus vraiment aux standards de beauté promus par les magazines et la publicité. 

Boomers a beau s’articuler autour de sexagénaires espagnols, il ne se contente pas d’évoquer une génération spécifique. Il explore l’équilibre instable qui se dessine à travers les âges. Une conversation autour de la table suffit à prendre le pouls du désenchantement face aux normes sociétales et politiques actuelles. Un journaliste admet que désormais « la vérité se négocie à la baisse », ses amis regrettent que « Twitter s’assure de (les) maintenir bien tranquilles ». « Comme ça, chacun peut donner libre cours à sa colère sans quitter son canapé. » 

La ville, perçue par Ernesto comme un « organisme vivant », traduit elle aussi toute la complexité des interactions humaines. Le tourisme, par exemple, nourrit les commerçants mais obstrue l’espace public, quand il ne le dénature pas. Bartolomé Segui l’exprime à travers des tranches de vie ordinaires : la vieillesse est une épreuve et ce, dès ses premiers signes. Il s’agit non seulement de composer avec les contraintes physiques – de la libido aux divers pépins – mais aussi de rester en prise avec son temps. 

Si Boomers surprendra peu en ce qui concerne sa teneur, sa force réside dans sa capacité à évoquer de manière douce-amère l’âge, la transmission et le changement, avec beaucoup de justesse. Lorsqu’Ernesto regarde sa bedaine et réfléchit à la ressemblance avec ses parents, le récit touche à l’universalité de l’expérience humaine. Une universalité dont les résonances sont nombreuses : la maladie, la mort, l’acceptation de soi, pour soi mais aussi par autrui. 

Boomers porte aussi un commentaire distant sur la modernité, avec ses identités mouvantes et un jeunisme rampant. On y trouve une critique de la pression constante au travail et de l’obsession pour l’efficacité. Ernesto a compris qu’une tâche achevée ne cède pas la place à plus de temps libre mais plutôt à une énième urgence. Lola, de son côté, lui reproche de s’entraîner à la retraite, en passant ses soirées sur les plateformes de streaming. Mais la vérité tient peut-être dans le creux de sa main : les jours, les mois, les années s’égrènent, et l’on ne peut que songer avec nostalgie aux moments passés, enfermés dans la galerie de notre téléphone, tout en acceptant avec une certaine révérence ceux qui s’annoncent. 

En naviguant à travers les pensées et les souvenirs d’Ernesto et Lola, Bartolomé Segui offre une œuvre d’une réelle beauté mélancolique, un miroir dans lequel nous pouvons tous nous reconnaître, quel que soit notre âge. S’il manque peut-être de substance, Boomers regorge en tout cas d’à-propos. 

R.P.


Boomers, Bartolomé Segui – La Boîte à bulles, mars 2024, 96 pages

Comments

Une réponse à « Boomers : le bon vin qui tourne au vinaigre  »

  1. Avatar de Ava Créative

    Hello ! Merci pour cette découverte, ça a l’air interessant : j’en prends bonne note !

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