La Paix des ménages : les violences conjugales au XIXe siècle

Historienne du droit et des institutions, spécialiste des violences de genre en droit pénal français et international, Victoria Vanneau voit son essai La Paix des ménages paraître en format poche aux éditions Anamosa.

Au XIXe siècle, la société était encore fortement influencée par l’édifice napoléonien, et en particulier le Code civil de 1804, qui instaurait une hiérarchie au sein de la famille, plaçant le mari en position d’autorité. S’inspirant d’un modèle étatique où l’ordre est maintenu par un chef, la loi attribue alors au mari une forme de domination qui va de pair avec l’infériorisation de la femme. Cela a pour effet de créer un état de subordination qui aura des conséquences durables, et longuement objectivées par l’auteure, sur la présence de violences au sein du couple.

Les juristes de l’époque étaient conscients des problèmes posés par cette hiérarchie et ils débattaient quant à la légitimité de l’autorité maritale et du droit de correction, motivé par l’article 213 du Code civil de 1804, énonçant que « le mari doit protection à sa femme, la femme, obéissance au mari ». La nécessité de concilier pacification des mœurs et maintien de l’ordre familial place les hommes de loi face à des dilemmes épineux, qui s’indexent souvent à la culture et aux habitudes de l’époque, comme l’explique en clerc Victoria Vanneau. Aussi, bien que le XIXe siècle connaisse des avancées législatives reconnaissant les violences conjugales, la réalité pratique semble différente. Les agressions persistent, notamment dans les milieux populaires, et l’opinion tend à les tolérer, voire à les justifier.

La question des violences conjugales a cependant évolué au fil du temps, et son traitement par les juristes reflète cet état de fait. L’historienne rappelle ainsi qu’initialement, les catholiques et les royalistes avaient tendance à encenser l’autorité maritale, considérant que l’homme était naturellement supérieur à la femme. Mais dans les années 1830, des influences diverses, telles que le groupe saint-simonien et le mouvement féministe, ont renouvelé l’intérêt des juristes pour ces questions. En 1837, Madame Herbinot de Mauchamps présente une pétition pour la suppression des articles du Code civil imposant le serment d’obéissance, invoquant le principe d’égalité consacré par la Charte de 1830. Parallèlement, les libéraux commencent à intégrer les préoccupations féministes dans leurs commentaires sur le mariage et à réclamer des réformes du droit. En 1844, l’avocat Pierre Masson critique l’autorité maritale pour sa maigre emprise sur la vie et la gestion du couple pour la femme. Paul Janet évoque même une « tyrannie domestique » en 1855.

En plus de fixer ces éléments contextuels, La Paix des ménages revient sur plusieurs cas juridiques, dont l’affaire de Chambéry, pour étayer et exemplifier son propos. Il énonce un traitement des violences conjugales au XIXe siècle éminemment complexe, oscillant entre la norme civile (divorce, séparation) et la norme pénale (poursuites pour mauvais traitements), avec une évolution graduelle des droits des femmes influencée par la critique européenne de la législation napoléonienne et par les revendications du mouvement féministe. Cependant, il a fallu attendre l’entre-deux-guerres pour que la suppression de l’article 213 soit sérieusement envisagée. En fin de compte, l’idée que l’homme avait le droit de battre sa femme en raison de la nature humaine et de l’esprit du Code civil a certes été remise en question, mais les réformes ont été lentes à se concrétiser.

Il nous faut désormais mentionner un paramètre important, sur lequel l’auteure s’épanche longuement. Malgré la possibilité légale de porter plainte, les affaires judiciaires pour violences conjugales étaient rares, reflétant la complexité des dynamiques sociales et familiales. Il fallait supporter les coûts de la procédure, très formaliste, aller au-delà des dissuasions des proches, jugeant souvent que ces événements relevaient du domaine privé, et être prêt à affronter les éventuels problèmes de garde d’enfants. Exhaustive, Victoria Vanneau indique par ailleurs que les plaintes étaient principalement motivées par le désir de faire cesser la brutalité de l’époux, de lui faire peur, ou de le remettre dans le droit chemin. Les victimes avaient souvent une connaissance très partielle de la procédure pénale qu’elles activaient, et certaines ne consentaient pas à la poursuivre une fois qu’elle était engagée.

La Paix des ménages perpétue ensuite son exploration des mécanismes judiciaires mis en branle lors d’un dépôt de plainte. L’expertise médico-légale jouait un rôle-clé dans l’évaluation des violences conjugales, tandis que les juges devaient qualifier légalement ces actes selon les normes de l’époque. Le rôle du procureur dans ces affaires était déterminant, car il avait le pouvoir de décider de classer l’affaire ou de saisir un juge d’instruction. La décision du procureur dépendait souvent de la gravité des faits, de la présence de circonstances accessoires telles que l’ivresse ou la rébellion et de l’impact sur l’ordre public. L’approche des magistrats impliquait de lever diverses difficultés, notamment en termes de preuves. Les juges devaient quant à eux rechercher des indices probants, interroger les témoins, recueillir des aveux, et solliciter l’expertise lorsque cela s’avérait nécessaire. Tout ce travail contribuait à établir en droit la réalité des faits et à déterminer leur signification juridique. 

Parmi les faits connexes les plus notables, on retiendra le déclin de la rumeur en tant que mode légitime de formation des opinions, la parole de la victime qui a longtemps été entravée par des obstacles légaux et moraux, ainsi que par la conception juridique de la famille, l’invention de nouveaux langages indiciaires, le Code pénal qui identifiait sept catégories de coups et blessures sans définition claire, la reconnaissance difficile du viol conjugal en raison de la certitude du consentement et de la croyance que les femmes pouvaient se défendre efficacement contre les agressions sexuelles ou encore la correctionnalisation de certaines affaires.

Pratique courante à l’époque, cette dernière vise à réduire les coûts judiciaires, désengorger les cours d’assises et assurer une répression plus efficace. Elle permet également de garantir l’effet moral du procès et la proportionnalité de la peine en se basant sur la connaissance approfondie des prévenus par les juges correctionnels. La cour d’assises, en revanche, était considérée comme une alternative populaire, offrant une tribune où les agresseurs pouvaient présenter leur défense devant un jury – décrit comme particulièrement clément, en raison d’un probable excès de casuisme judiciaire. Les arguments devant les assises étaient davantage juridiques que moraux, se concentrant sur la preuve de l’infraction plutôt que sur la question de la moralité des actes.

Dans sa dernière partie, l’essai se reconnecte au temps présent, en évoquant les réformes législatives du XXe siècle, notamment l’abolition de l’autorité maritale et la reconnaissance du viol conjugal, l’importance des enquêtes statistiques dans l’objectivation de ces affaires, le traitement moral, médiatique et judiciaire des violences conjugales, ou encore la loi de 2010, qui aurait contribué à une sexuation regrettable, en se concentrant principalement sur les violences faites aux femmes. 

En se penchant sur l’histoire des violences conjugales, en les analysant à travers la société qui les a abritées, Victoria Vanneau met en évidence les défis auxquels étaient confrontés les acteurs du système judiciaire du XIXe siècle dans la gestion des affaires d’agression domestique. Son approche historique, à la fois limpide et étayée, permet de mieux comprendre les pratiques judiciaires d’hier pour, peut-être, améliorer celles d’aujourd’hui.

J.F.


La Paix des ménages, Victoria Vanneau – Anamosa, décembre 2023, 416 pages 


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2 réponses à « La Paix des ménages : les violences conjugales au XIXe siècle »

  1. Avatar de CultURIEUSE

    Tout cela, malheureusement, pourrait quasiment être raconté au présent.(cf Andrea Bescond sur Instagram) Entre les complications juridiques et la peur des représailles, la violence masculine a encore de beaux jours devant elle tant que la société validera ce système patriarcal. En revanche, il est évident que l’éducation des enfants(dont les femmes sont encore largement responsables et l’Etat hors de propos en formation des enseignants.e.s).

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    1. Avatar de CultURIEUSE

      …que l’éducation des jeunes est d’une importance primordiale.

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