Don Quichotte de la Manche, de l’eau au moulin 

Les éditions Daniel Maghen publient Don Quichotte de la Manche, de Paul et Gaëtan Brizzi. Essentiellement en noir et blanc, d’un trait de crayon très libre, l’album s’appuie sur le Don Quichotte de Miguel de Cervantes pour façonner une satire des romans de chevalerie. Exploration amusée de la condition humaine, toujours sise entre réalité et illusion, cette adaptation proche de la caricature constitue, à n’en pas douter, l’une des belles surprises de cette fin d’année. 

L’ingéniosité littéraire de Miguel de Cervantes s’exprime avec évidence dans la création de ses deux personnages centraux, si dissemblables et pourtant indissociables : Don Quichotte, autoproclamé chevalier, et son écuyer Sancho Panza. Le premier incarne une forme d’idéalisme pur. Conditionné par les récits littéraires dont il s’abreuve et qui le captivent, il s’élance avec fougue contre des ennemis fantasmés, n’étant parfois que… de simples moulins à vent. Le paysan Sancho, de son côté, se veut plus pragmatique, davantage soucieux des contingences de l’existence. Cela ne l’empêche cependant pas de céder à la perspective, ô combien illusoire, de gouverner un quelconque archipel, conformément aux promesses de son nouvel acolyte. Ensemble, ils forment un tandem caractérisé par ses naïvetés et ses contradictions, oscillant entre de nobles aspirations et leurs capacités insignifiantes.

Paul et Gaëtan Brizzi se détachent ici du réalisme qui présidait à leur adaptation de L’Enfer de Dante. De Cervantes, ils retiennent le sens de la parodie, non pas seulement pour son potentiel absurde mais également pour sa faculté à remettre en cause les idéaux de l’époque. Les aventures de Don Quichotte révèlent en effet la vacuité des anciens codes de chevalerie tout en épinglant la conduite parfois abjecte de la noblesse, motivée par la vanité. Cette déconstruction des conventions sociales et littéraires ouvre un champ de réflexion sur la véritable nature de l’héroïsme et de la vertu. Au niveau graphique, ce second degré assumé se matérialise par une représentation mi-caricaturale, notamment par les expressions exacerbées des personnages, mi-naturaliste, au regard de certaines postures ou détails circonstanciels. 

L’une des questions au cœur de cette adaptation graphique demeure celle de la démarcation entre la réalité et l’illusion. Don Quichotte de la Manche voit son principal protagoniste se perdre entre les faits tangibles et imaginaires. Fantasque et érudit en récits de chevalerie, Don Quichotte fait preuve d’une adoration insensée pour la Dulcinée du Toboso et poursuit des quêtes aussi obstinées que pathétiques. On peut se demander, au fil de la lecture, si sa folie ne relève pas d’un refus de se conformer au réel, d’une tentative désespérée de s’en émanciper, voire (plus louable) de le transcender. Miguel de Cervantes, et par ricochet les frères Brizzi, échafaudent une réflexion sur nos propres perceptions et sur les limites de la raison.

Comment un vieil homme à moitié sénile, un paysan sans le sou et une monture dont la bravoure n’est guère plus épaisse que la silhouette pourraient-ils accomplir quoi que ce soit d’honorable ? Don Quichotte de la Manche parvient pourtant à rendre ces protagonistes attachants, en les confrontant aux épreuves (réelles ou non), aux injustices ordinaires et aux hypocrisies sociales. La rencontre avec une Duchesse qui prend un malin plaisir à encourager les illusions de Don Quichotte, par le mensonge et la mise en scène, semble condamner la noblesse en même temps qu’elle réhabilite, à sa façon, nos pauvres héros. Et si le prétendu preux chevalier se mystifiait lui-même, il a également dupé son scribe et défié les attentes de ses interlocuteurs, en faisant montre d’une lucidité tardive mais indiscutable.

Dans cet album, qui sacrifie beaucoup (mais à peu de frais) des niveaux de lecture de l’œuvre originelle, l’humour et l’esprit naissent au croisement du récit de chevalerie et des aventures picaresques. Un vieillard oisif prend soudainement le parti de donner un nouveau sens à sa vie et d’investir pleinement ses mondes intérieurs. Ses nombreuses péripéties vont participer de la déconstruction des classes supérieures, dans un récit typique de son époque mais pas dénué, par universalisme, d’échos plus modernes. 

Superbement illustré, volontiers méta-narratif (les histoires dans l’histoire), Don Quichotte de la Manche dresse le portrait d’un homme qui, dans sa quête d’un idéal, devient le miroir d’une certaine condition humaine. Paul et Gaëtan Brizzi se montrent bien plus tendres et caricaturaux que critiques envers leur protagoniste. Et ils réussissent parfaitement à dépoussiérer, si tant est qu’il le faille, le chef-d’œuvre de Miguel de Cervantes. Avec un talent et une personnalité qui ne sont pas sans rappeler, dans un autre registre, le travail de Georges Bess aux éditions Glénat (Dracula, Frankenstein, Notre-Dame de Paris).

J.F.


Don Quichotte de la Manche, Paul et Gaëtan Brizzi –

Daniel Maghen, novembre 2023, 200 pages 

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