La Distinction : comment se structure l’espace social 

Les éditions Delcourt et La Découverte s’associent pour porter, sous forme de roman graphique, l’essai La Distinction, de Pierre Bourdieu. Tiphaine Rivière met en scène, dans cette adaptation libre, un professeur de SES maladroit, peu sûr de lui, désireux d’initier sa classe aux théories du sociologue français.

Au centre de nos rapports interpersonnels se niche un principe fondamental qui conditionne l’accès aux ressources, influence la hiérarchie sociale et, de manière plus insidieuse, façonne notre perception du monde : la notion de distinction, théorisée par Pierre Bourdieu. Prenant place dans une classe qu’il ne connaît pas, le professeur de SES Michel Coëtker prend le parti d’éveiller ses élèves à ce concept profondément ancré dans nos sociétés modernes. Pour le rendre plus compréhensible, il a recours à des interviews et des exemples concrets, ce qui permet à Tiphaine Rivière, en seconde intention, d’en exposer les tenants et aboutissants, avec didactisme, à ses lecteurs.

Pierre Bourdieu nous éclaire sur l’importance du capital culturel, un ensemble complexe de connaissances, d’aptitudes et de dispositions acquises. Ce capital agit comme une monnaie d’échange dans le système bien ordonné des interactions sociales. Il est utilisé pour valoriser ou délégitimer des individus selon des critères qui vont au-delà de leur simple appartenance socioéconomique, qui outrepassent leur « profil de classe ». On comprend aisément, à la lecture de La Distinction, que les arts élitistes opèrent à leur manière une scission dans l’ordre social, en renvoyant dans la masse tous ceux qui maîtriseraient mal certains codes, ou ignoreraient certains savoirs.

Les propos de Pierre Bourdieu sur l’art moderne ne souffrent aucune ambiguïté : il ne serait tout simplement pas fait pour les classes populaires. Ces dernières ne sont pas éduquées, pas équipées, pour en apprécier les subtilités. Dans l’expérience culturelle, elles chercheraient plutôt à s’identifier aux personnages, à être immergées dans l’action, à participer affectivement ou à se soumettre à un spectacle étourdissant. 

Le sociologue le verbalisait lui-même après une enquête réalisée auprès du public du Centre Georges Pompidou à Paris : « On pourrait comparer Beaubourg à une distillerie. Le public populaire reste en bas, voit rapidement les choses accessibles, et à mesure qu’on s’élève dans les étages, le public devient de plus en plus épuré socialement – tous ces mots étant évidemment sans aucun jugement de valeur. Quand on arrive à Duchamp, on retrouve le public habituel des musées d’art moderne. C’est-à-dire un public de haute origine sociale, cultivé, qui sait pourquoi il est venu. C’est une loi générale mais on observe que plus il y a de monde, plus les classes privilégiées qui ont habituellement le monopole des musées d’art, s’abstiennent. »

Habitus et pratiques culturelles

L’habitus, selon Pierre Bourdieu, constitue un système de dispositions durables qui oriente nos goûts, nos préférences et nos actions. Ce concept est le reflet d’une vie sociale qui façonne et est façonnée par des pratiques culturelles. Le choix d’assister à un opéra plutôt qu’à un match de football, pas tout à fait étranger au récit de Tiphaine Rivière, peut ainsi être le produit d’un habitus cultivé dès l’enfance, impensé mais bien réel. 

En assistant aux cours de Michel Coëtker, lui-même décrit comme un « transfuge de classe », les élèves apprennent à travailler l’acuité de leur regard, à problématiser leur mode de vie. Ils prennent conscience qu’on peut rester pauvre dans son esprit tout en devenant soudainement riche. Cela s’explique aisément : il est difficile de s’affranchir de son habitus, des goûts qui ont été forgés au cours de notre vie, qui sont devenus constitutifs de notre être. La Distinction explique d’ailleurs clairement que la notion de goût implique un choix. Or, dans les classes populaires, il est avant tout une affaire de nécessité. On y privilégie la fonction à la forme, on tient compte de la facilité d’usage et de la robustesse, on apprend à apprécier ce à quoi on est habitué et ce qui nous contraint. 

La reproduction sociale

La distinction telle que conceptualisée par Pierre Bourdieu contribue à la perpétuation des inégalités sociales. Elle régit les modalités d’accès à l’éducation, aux soins de santé et même à l’ascension professionnelle. Elle crée ainsi un cercle vicieux de reproduction sociale, où les enfants de familles aisées bénéficient de ressources qui les positionnent avantageusement dans l’arène socioéconomique. Cette réalité transparaît sous plusieurs formes dans ce roman graphique. 

C’est par exemple une étudiante s’entendant dire que les études de médecine sont exigeantes, probablement trop compliquées pour elle et qu’elle devrait par conséquent se satisfaire d’un cursus plus en adéquation avec ses moyens et capacités. Ou encore l’école décrite comme un lieu de validation du capital culturel acquis par les classes supérieures, voire le père de Michel évoquant le passé de son fils à la ferme et la façon dont il s’est émancipé de sa condition première – non sans avoir dû observer et emmagasiner les codes sociaux de son milieu d’adoption. 

En filigrane, c’est le mythe de la méritocratie qui se voit battu en brèche (mais moins que la petite-bourgeoisie, suspectée d’être « petite en tout »). Si chaque individu est censé avoir une chance égale de réussir, la réalité, moins idyllique, demeure que le capital culturel hérité joue un rôle prépondérant dans le succès ou l’échec individuel. L’imitation, le simulacre, dont il est abondamment question dans La Distinction, n’offrent qu’une solution de façade, inopérante sur le fond. 

La culture petite-bourgeoise, ici visée, amène « à prendre l’opérette pour de la grande musique, la vulgarisation pour la science et le simili pour l’authentique ». Pis, « le petit-bourgeois est un prolétaire qui se fait petit pour devenir bourgeois ». Il est décrit dans l’album comme le client idéal des banques et de l’école, offrant à ces institutions acharnement, sérieux, bonne volonté culturelle et esprit d’économie.

De leur côté, les bourgeois se caractériseraient par une aspiration à l’équilibre. D’après Pierre Bourdieu, ils prennent soin de déjouer les excès qui déstabiliseraient l’ordre des choses. Il s’emploient à imposer leur système de valeurs. Cela les distingue des artistes et des intellectuels, plus enclins à chercher des points de rupture et à se solidariser avec les classes populaires.

Accessible et utile 

La notion de distinction selon Pierre Bourdieu, une fois dépouillée de son vernis académique, est un prisme à travers lequel chacun peut décrypter les complexités et les inégalités intrinsèques aux sociétés modernes. Comprendre ce concept sociologique, c’est mieux appréhender les mécanismes qui conditionnent notre existence sociale. Par le truchement des élèves de Michel Coëtker, Tiphaine Rivière synthétise parfaitement, de manière claire et pédagogique, la pensée de l’intellectuel français en la matière. 

J.F.


La Distinction, Tiphaine Rivière – Delcourt, octobre 2023, 288 pages

Comments

Une réponse à « La Distinction : comment se structure l’espace social  »

  1. Avatar de Le problème des comédies réactionnaires  – RadiKult'

    […] Pierre Bourdieu, dans sa théorie de la reproduction, argue que de telles pratiques contribuent à la perpétuation des structures de pouvoir et des inégalités sociales. Les comédies qui se nourrissent des lieux communs ou des visions rétrogrades du monde contribuent ainsi à une reproduction systémique, favorable au statu quo et s’érigeant en obstacle au progressisme de gauche. L’humour de droite prend pour cadre les appartements haussmanniens, pour objet les fractures sociétales et pour cible les minorités ou les pauvres. Le trait est à peine forcé. […]

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