Barberousse : plutôt la vie

Barberousse (1965) – Réalisation : Akira Kurosawa. 

« Ici, vous serez déçu. Avec le temps, vous comprendrez. »
Grand film sur la misère à l’égal des Raisins de la Colère de Ford, ou surpassant Los olvidados de Bunuel, Barberousse fait le pari d’une empathie progressive. En s’identifiant au nouveau venu Yasumoto, engagé contre son gré et à qui on expose sans détour la crasse, la puanteur et le sacrifice que suppose ce dispensaire, le spectateur s’aventure dans ce film-fleuve de trois heures avec la prudence du disciple. 

On aura tôt fait de se laisser distraire par ce qui nous semble être le véritable enjeu du récit : la rébellion du jeune orgueilleux et son avenir (mariage, place prestigieuse) temporairement figé dans ce lieu de perdition. La première distraction, cette cabane au milieu du jardin botanique, laisse supposer un interdit et un mystère propre aux films d’aventures, voire aux thrillers. La rencontre avec la « mante », nymphomane psychopathe, est l’habile moyen pour faire basculer le récit vers sa substantifique moelle : la confession verbale. 

« Connais-tu une loi contre la misère et l’ignorance ? »
Face à Barberousse, les patients, plutôt que d’expliciter leurs symptômes, racontent leur histoire. Longues séquences où le malade devient un individu et un lopin de l’archipel de la misère dont Kurosawa va dresser la bouleversante cartographie. Dettes, suicide, viols, prostitution, faim : les visages se crispent sous le poids des mots et la compassion semble être l’unique remède.

Barberousse, le dernier rôle de Mifune, transperce de son regard intense tous ceux qui l’entourent. Un sourire de lui est un événement qui ravage les cœurs, et la caresse régulière sur sa barbe semble être le palliatif aux accès de violence qui peuvent le submerger de temps à autre. L’interprétation qui a divisé, puis séparé Kurosawa et Mifune, fonctionne pourtant, et si l’assurance dure du patriarche ne sied pas à la sagesse fragile que le réalisateur semblait vouloir illustrer, son mutisme est suffisant pour qu’on y projette tout ce que les disciples du médecin cherchent en sa présence : recul, patience, et surtout un désespoir blindé par une façade de bienveillance.

Récit initiatique, Barberousse a tout de la fable sociologique et philosophique, où le médecin des corps (terrible scène d’opération sans anesthésie au début du film) se fait thérapeute des âmes, où le soigneur devient soigné, à deux reprises, pour y gagner en humilité et permettre à la patiente de faire son propre chemin de guérison. La dernière partie du film voit ainsi émerger le personnage d’Otoyo, jeune fille de 12 ans arrachée à un bordel, et quittant lentement son statut d’objet pour accéder à celui de personne. D’une infinie délicatesse, son portrait complexe est un passage de relai sur la métamorphose de Yasumoto vers la jeunesse, qui initiera lui-même un nouveau cycle avec le très jeune Chobo. La discussion entre les deux enfants parmi les futons sur les cordes à linge est une des très grandes scènes du film.

Car sonder les âmes ne suffit pas à Kurosawa : film d’intérieurs, Barberousse est pour lui l’occasion d’un travail esthétique tout aussi minutieux. Cadrage, lumière ciblent et magnifient les visages, au long de ces confessions souvent nocturnes, que la pluie, la neige ou les ombres chinoises viennent illustrer en silence ; servilement rivé à ses personnage comme Barberousse l’est à ses patients, Kurosawa délaisse le faste de ses reconstitutions historiques, jette les kimonos aux ordures et honore l’uniforme grisâtre de l’humble médecin ou les groupes de femmes ouvrières autour du brasero. 

La vie de ce quartier d’Edo ne fait pas de cadeau, et le suicide collectif auquel a recours une famille semble bien être la seule solution. Barberousse, c’est l’affirmation acharnée de cette sentence : « Plutôt la vie ». Par le désir d’écouter ceux qui souffrent, par la volonté d’humaniser ceux qui les ignoraient, et par la foi accordée à un chœur de femmes hurlant dans un puits, jusqu’aux entrailles de la terre, le prénom d’un enfant à sauver.

Éric Schwald


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2 réponses à « Barberousse : plutôt la vie »

  1. Avatar de Le Duel silencieux : les plus désespérés sont les gens les plus beaux – RadiKult'

    […] figure du médecin dans ses films, qu’il s’agisse de L’Ange ivre ou bien entendu la somme Barberousse. Dans cet opus des débuts, qui succède à L’Ange ivre et réunit une nouvelle fois le duo […]

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  2. Avatar de Dodes’kaden : apologie de l’apologue – RadiKult'

    […] aborde, et qui semblent prolonger l’attention portée aux miséreux avec tant de talent dans Barberousse. Galerie des conséquences de la pauvreté, le récit choral explore les ravages de l’alcool, de […]

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