Twentieth Century Eightball, fragments de vie

Les éditions Delcourt complètent leur « Bibliothèque de Daniel Clowes » avec Twentieth Century Eightball, un recueil d’histoires courtes mettant en scène des antihéros angoissés et allumés, dans des contextes souvent anodins mais toujours parasités par l’absurde ou l’irréel.

Auteur parmi les plus célèbres de la bande dessinée indépendante américaine, Daniel Clowes est souvent loué pour son œuvre iconoclaste, qui puise adroitement dans le sarcasme mordant et la perspicacité empathique. Le scénariste et dessinateur originaire de Chicago a l’habitude de transcender les conventions établies de la narration séquentielle, comme il le fait par exemple dans Patience, et il arbore une esthétique très personnelle, minutieusement soupesée, caractérisée par une palette de couleurs souvent réduite mais expressive, et un dessin qui fait écho aux styles des comics américains des années 50 et 60, avec lesquels il s’est éveillé au genre durant sa jeunesse.

Avec Twentieth Century Eightball, Clowes s’adonne, comme souvent, à des explorations caustiques de la psyché humaine et des symboles américains, son regard oscillant entre le cynique et le compassionnel. Ses histoires sont peuplées d’antihéros, marquées par une certaine forme d’aliénation ou de désenchantement, et elles mettent régulièrement l’accent sur l’anxiété sociale ou la dynamique de l’identité et de l’isolement dans la société moderne. Elles explorent les désirs inexprimés, les paradoxes sociaux et les tensions internes qui définissent la condition humaine contemporaine.

On en retrouve notamment la trace dans les monologues intérieurs qui émaillent certaines saynètes (rappelons que l’album se compose d’une succession d’histoires courtes). C’est un homme marchant dans la rue et se demandant, dans un élan paranoïaque, quelle peut être la nature des individus qu’il croise dans ce qu’il qualifie de « jungle urbaine cauchemardesque grouillant de prédateurs et de tueurs fous ». C’est un autre homme se projetant mentalement sur une île dont les seuls habitants seraient les quidams de sa rame de métro, et se questionnant quant aux fonctions sociales qu’exerceraient alors les uns et les autres. C’est encore une évocation des frustrations sexuelles par le truchement d’un esprit obsessionnel.

On le sait, Daniel Clowes utilise fréquemment des dispositifs métanarratifs présentant des histoires imbriquées qui invitent à une réflexion sur la nature du médium lui-même. Twentieth Century Eightball ne fait pas exception à la règle, avec des immersions amusées, et parfois pathétiques, dans le monde de l’édition, les Beaux-Arts ou le quotidien d’un scénariste se mettant lui-même en scène dans ses récits. Ses descriptions du microcosme artistique ne sont pas seulement grinçantes, elles épaississent les traits jusqu’à la caricature tout en conservant une certaine acuité. Il suffit de voir l’auteur américain dévaloriser avec ironie les strips, ridiculiser les profs et les étudiants des écoles d’arts ou palabrer sur l’authenticité putative d’un récit autobiographique pour comprendre de quelle étoffe se constituent l’homme et son œuvre.

Twentieth Century Eightball puisent dans les 18 premiers fascicules des comics éponymes publiés entre 1989 et 2004. Du manque d’estime de soi à la frustration sexuelle, d’une relecture freudienne du football américain à un malentendu romantique portant sur une baby-sitter, de l’influence de la télévision sur les jeunes à l’anxiété sociale ressentie lors d’une soirée, l’univers de Daniel Clowes se gorge d’individus vulnérables, psychotiques, obsessionnels, sur lesquels l’auteur porte un regard ambivalent, mi-tendre mi-sarcastique. Cette tonalité tellement singulière explique probablement la fascination qu’exerce Clowes sur son public.

J.F.


Twentieth Century Eightball, Daniel Clowes – Delcourt, août 2023, 104 pages


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