Shining, identité désagrégée

Shining (1980) – Réalisation : Stanley Kubrick.

Ancien enseignant se rêvant écrivain, Jack Torrance accepte un travail de gardiennage dans un palace des montagnes Rocheuses du Colorado. En hiver, le site est isolé par des dizaines de kilomètres de routes enneigées et la solitude se fait impitoyablement ressentir. La direction de l’hôtel s’empresse d’informer son nouveau gardien des crimes affreux commis par l’un de ses prédécesseurs, Delbert Grady, coupable d’un triple meurtre, dont un double infanticide, au sein même de l’Overlook. Pendant que la famille Torrance s’approche de l’hôtel, une conversation sur un acte de cannibalisme survenu en montagne vient un peu plus souligner l’extrême isolement des lieux. « Tu t’amuseras, tu verras », assure cependant Wendy à son fils Danny. Tony, son ami imaginaire, a une opinion beaucoup plus nuancée.

Stanley Kubrick a un jour pointé « l’échec de la communication » comme l’un des thèmes majeurs de sa filmographie. Dans Shining, les lignes téléphoniques sont coupées, les routes impraticables, les silences écrasants, mais Danny peut compter sur la télesthésie pour s’ouvrir au monde extérieur – et paradoxalement se replier toujours plus sur lui-même. La famille dysfonctionnelle, déjà entraperçue à l’occasion d’Orange mécanique ou de Barry Lyndon, trouve ici son expression la plus aboutie : frustré par le syndrome de la page blanche, lassé par l’abstinence, assailli de visions, Jack, ancien alcoolique violent, plonge peu à peu dans la démence, ce qui se manifestera par des accès de fureur incontrôlés, dont ses proches feront les frais. « J’ai rêvé que je vous tuais, toi et Danny », confessera-t-il à sa femme en guise de sommation, avant d’ajouter un laconique « Je dois être en train de perdre la raison ». Critique de cinéma et exégète de Stanley Kubrick, Michel Ciment pointe quant à lui des analogies troublantes entre les structures de Shining et de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Le deux récits peuvent se diviser en quatre parties aux fondamentaux narratifs relativement proches : nature prédominante ; rapports sociaux conventionnels ; isolement et claustrophobie ; transfiguration et mort.

Ce qui s’amorce entre les murs de l’Overlook – presque entièrement conçu en studio – s’apparente à un abîme de désagrégations identitaires et d’aliénations. Stanley Kubrick emploie deux procédés de mise en scène pour le signifier : l’usage des reflets et la multiplication des gros plans sur des visages outrancièrement expressifs. Le cinéaste filme des scènes entières à travers des miroirs, notamment une conversation matinale entre Jack et Wendy. Il les emploie aussi quand cette dernière découvre le « REDRUM » inscrit sur la porte de la salle de bains ou lorsque Jack s’entretient avec Delbert Grady dans les toilettes. Surtout, il capture une kyrielle de regards faisant froid dans le dos : celui de Jack Nicholson illuminé devant une fenêtre, tourmenté après un cauchemar, dément à la suite d’un meurtre ou sadique et menaçant à travers une porte qu’il vient de défoncer à coups de hache (plan iconique s’il en est) ; celui de Danny ensuite, soucieux, inquiet ou tétanisé, le plus souvent après une vision cauchemardesque.

La mégalomanie et le perfectionnisme attribués à Stanley Kubrick trouvent une résonance particulière dans Shining. Le cinéaste américain, avec une diligence rare, chronomètre ses respirations, chorégraphie ses mouvements et soupèse chacune de ses envolées. Cela se traduit par des séquences proprement grandioses : la découverte de l’hôtel en travelling latéral, le Steadicam adossé au tricycle déambulant de Danny, la poursuite nocturne dans un labyrinthe enneigé ou encore une violente dispute conjugale filmée en plongées/contre-plongées dans les escaliers de l’Overlook Hotel. Le long métrage se voit par ailleurs couvert d’un manteau épais de plans iconiques. Enfermé dans la réserve, Jack est filmé en contre-plongée verticale. À plusieurs reprises, une mare de sang se déverse de l’ascenseur et inonde le couloir attenant. Les jumelles, la fureur de Jack ou encore son visage éteint et gelé viendront également hanter l’imaginaire du public. En sus, Shining contient une splendide transition entre le labyrinthe végétal, sa cartographie et sa maquette, ainsi que des vues aériennes introductives sur des voies sinueuses forcément allégoriques. 

Qualifier Shining d’adaptation n’est qu’une demi-vérité. Les différences entre le film de Stanley Kubrick et le livre de Stephen King sont considérables : le personnage de Wendy, l’épisode des guêpes (absent dans le long métrage), l’avancée de Jack dans son travail, l’évolution de sa condition psychique, la présence (inédite) des jumelles. Avec l’aide de la romancière Diane Johnson, le premier s’est en fait approprié le travail du second – qui, en retour, n’a jamais fait montre d’un grand enthousiasme à l’endroit de son adaptation. Si le roman sert bel et bien d’assise au film, Kubrick n’oublie pas d’y transposer ses propres obsessions. 

Sur la chambre 237 ou la photographie finale, une pluralité de lectures coexistent. C’est moins le cas concernant l’étiquette de Shining : à mi-chemin du film d’épouvante – maison hantée, fantômes, perceptions extrasensorielles – et de la tragédie familiale – femme passive, mari agressif, enfant tourmenté, incommunicabilité générale. La caméra hyper-mobile, les symboles visuels, les plans-séquences vertigineux, les décors mémorables de Roy Walker, les cris à glacer le sang, les jeux de couleurs font quant à eux de l’adaptation de Stanley Kubrick une expérience purement cinématographique, débordant copieusement le cadre littéraire. L’objectif de la caméra en vient presque à se confondre avec le pinceau du peintre, qui reformate la réalité à chacun de ses contacts avec la toile. Une réalité douloureuse, mise en lumière par des visions cauchemardesques, par le « shining », par le recours aux attributs fantastiques.

« Tout ça m’a paru terrifiant », dira Wendy à propos de l’Overlook. « C’était presque comme si je savais ce que j’allais trouver au tournant de chaque couloir », avance quant à lui Jack. Ces deux assertions au sous-texte évident semblent préfigurer les enjeux à venir. Contrairement aux critiques de l’époque, ceux d’aujourd’hui les jugent, si pas inoubliables, au moins d’excellente facture. 

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Un personnage : Jack Torrance 

Jack Torrance n’est certainement pas le père ni l’époux de l’année. Avant de poser ses valises au sein de l’Overlook Hotel, il connut de graves problèmes d’alcool et luxa un jour l’épaule de son fils dans un état avancé d’ébriété. Malgré une famille peu disposée à quitter son confort quotidien pour rejoindre un palace sis dans les Montagnes rocheuses – une scène témoigne des réticences de Danny –, il emmène les siens dans un périple au long cours, vers un isolement accablant promis par les grands espaces glaciaux du Colorado. Là-bas, il n’aura de cesse de reprocher à Wendy de ne pas assez se soucier de lui, de mépriser son travail, alors qu’il s’isole lui-même des jours entiers pour « travailler », c’est-à-dire ruminer le syndrome de la page blanche en tapant invariablement les mêmes inepties plaintives sur sa machine à écrire. Stanley Kubrick choisit tôt de l’inscrire dans le plan de manière inquiétante, laissant transparaître sa démence et son agressivité, avant de le lancer dans une course folle, au sein d’un labyrinthe enneigé, aux trousses de Danny. On devra en tout cas à Jack Nicholson plusieurs plans iconiques parmi les plus marquants de l’histoire du cinéma. Qui, en effet, n’a pas le souvenir de son visage fou apparaissant à travers une porte disloquée, une grimace carnassière aux lèvres et des envies de meurtre plein la tête ? 

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J.F.


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6 réponses à « Shining, identité désagrégée »

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