
Un graphisme délicat, une utilisation raffinée de la couleur, une précision conceptuelle, une approche de l’immanence et de l’impermanence des choses : l’estampe japonaise, associée au mouvement artistique ukiyo-e, a sans conteste apposé son sceau sur l’histoire des arts. À travers cette discipline exigeante, impliquant dessinateurs, graveurs et coloristes, les artistes ont su capturer les motifs les plus évocateurs de la culture nippone, des paysages naturels aux héros folkloriques, en passant par la beauté fugace des fleurs de cerisier ou l’immuabilité des temples, pagodes et sanctuaires.
I. Les paysages naturels et les saisons
Parmi les motifs les plus communs dans l’ukiyo-e figurent les paysages naturels et les saisons. Katsushika Hokusai, dans sa célèbre série Trente-six vues du mont Fuji, donne vie au stratovolcan, par ailleurs point culminant du Japon, sous diverses conditions météorologiques et saisons. L’artiste nippon cherche ainsi à symboliser l’immuabilité de la nature face aux fluctuations temporelles. L’estampe La Grande Vague de Kanagawa, probablement la plus connue de toutes, qui offrira d’ailleurs son logotype à l’entreprise Quiksilver, montre une vague gigantesque qui semble s’abattre sur le mont Fuji, miniaturisé à l’arrière-plan. Cette représentation incarne en seconde intention le contraste entre l’insignifiance humaine et la grandeur de la nature. Si l’exemple de Katsushika Hokusai est révélateur d’une tendance, Utagawa Hiroshige pourrait peut-être prétendre au titre de maître de l’estampe de paysage : ses séries Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō et Les Soixante-neuf Stations du Kiso Kaidō font en effet la part belle aux panoramas naturels, dans ce qui constitue le prolongement de l’intérêt exprimé pour les meisho, les lieux et vues célèbres de l’archipel.
II. Flore et faune
Les mondes floral et animal se fondent volontiers dans les estampes japonaises. Les cerisiers en fleurs (sakura), les chrysanthèmes, les pivoines et les pruniers sont souvent utilisés pour symboliser la beauté éphémère et le passage du temps, thèmes fondateurs de l’ukiyo-e. Les artistes, comme Utagawa Hiroshige avec son estampe Fleurs de cerisier la nuit sur Nakanocho dans le Yoshiwara, représentent ces fleurs dans des paysages urbains ou ruraux, soulignant ainsi l’interaction entre l’homme et la nature. Les oiseaux, les poissons ou les insectes, quant à eux, sont utilisés pour symboliser divers sentiments ou concepts philosophiques. De leur côté, les chats exercent une fascination puissante sur les Japonais, un peu à l’image de leur fonction dans l’Égypte ancienne. Ils se voient souvent associés à la geisha (Kunisada, Kuniyoshi, Sencho, etc.). Ils sont parfois anthropomorphes, pour critiquer de manière détournée les comportements humains (surtout chez Kuniyoshi). Protecteurs ou maléfiques (soit maneki-neko ou bakeneko), ces animaux de compagnie ont d’abord été mis en scène dans le folklore et les pièces de théâtre kabuki avant d’investir les estampes japonaises ukiyo-e aux XVIIIe et XIXe siècles. Ils nourrissent aussi les dessins érotiques, par exemple chez Suzuki Harunobu ou Katsukawa Shunsho.
III. Les scènes de la vie quotidienne
Le quotidien des citadins, notamment des quartiers de divertissement et des maisons de thé, constitue un autre thème fréquent dans l’ukiyo-e. Les estampes appelées yakusha-e représentent des acteurs de théâtre kabuki dans leurs costumes exubérants. Keisai Eisen propose quant à lui des représentations détaillées d’acteurs et de courtisanes. Les biens matériels, comme les vêtements, les bijoux et les objets de la vie quotidienne étaient également représentés avec soin, reflétant la consommation et la mode de l’époque Edo. Toshikata Mizuno, avec ses scènes de genre avec femmes et enfants, ou ses œuvres sur la cérémonie du thé, incarne parfaitement ce versant artistique.
IV. Héroïnes et héros du folklore
L’ukiyo-e n’est pas seulement un médium de représentation de la réalité, mais aussi du monde fantastique. Les figures du folklore et de la mythologie japonaise sont couramment représentées dans les estampes, souvent dans des situations dramatiques ou romantiques. Par exemple, Tsukioka Yoshitoshi, dans sa série Cent aspects de la lune, explore les légendes et les histoires associées à cet astre. Katsushika Hokusai a réalisé plusieurs illustrations marquantes pour la série Cent histoires de fantômes, vers 1830.
Les yōkai désignent les esprits ou les apparitions dans la culture nippone. Ils appartiennent à la famille des monstres du Japon, les obake. La plupart d’entre eux sont supposés éviter le contact avec les humains, mais certains vivent néanmoins en relation étroite avec les hommes. Ils ont eux aussi donné lieu à de nombreuses estampes durant la période d’Edo, parfois dans une dimension horrifique, d’autres fois davantage humoristique. Utagawa Kuniyoshi, avec Mitsukini défiant le spectre du squelette ou Dragon marin japonais, Kawanabe Kyōsai, avec Jigoku Dayu ou encore Katsushika Hokusai, avec son hommage à Okiku, témoignent de la vitalité de cette approche.
V. L’ancien face au neuf, la tradition contre la modernité
À l’ère Meiji, à cheval sur deux siècles, et s’achevant en 1912, l’ukiyo-e a commencé à refléter le contraste, de plus en plus saisissant, entre l’ancien et le moderne, symbolisant l’ouverture du Japon à l’Occident. Des artistes comme Tsukioka Yoshitoshi, Toshikata Mizuno ou Kobayashi Kiyochika ont illustré le changement radical de la société japonaise en représentant des motifs occidentaux et des scènes ou des objets modernes comme des bâtiments maritimes ou des trains à vapeur, souvent juxtaposés à des éléments plus traditionnels. Les vues nocturnes de Kobayashi Kiyochika mettent par exemple en exergue les lumières de la ville, qui contrastent avec la quiétude de la nature (lacs, montagnes) qui quadrille les lieux.
VI. La complexité nippone et ses reflets artistiques
Les estampes japonaises présentent un éventail de motifs qui reflètent la complexité de la culture et de l’histoire japonaises. Que ce soit à travers les paysages naturels, les fleurs, la faune, la vie quotidienne, les légendes ou le contraste entre l’ancien et le moderne, chaque estampe peut s’appréhender comme une fenêtre ouverte sur l’un des nombreux aspects de la société nippone. En dépit de leur apparence parfois simple, ces œuvres recèlent une profondeur dans leurs significations qui peut se révéler, quand on en prend la pleine mesure, proprement vertigineuse. Pour l’illustrer, il suffit de se pencher plus avant sur un motif qui n’a été, jusqu’à présent, que mentionné : la lune.
Indissociable des contes et des superstitions locales, elle demeure aujourd’hui encore célébrée lors d’une « fête de la contemplation » appelée Tsukimi. Un vocabulaire subtil lui est spécifiquement dédié depuis l’époque de Heian (VIIIe-XIIe siècle), allant d’« arc tendu » à « lune indécise » en passant par « lune des regrets » ou « des adieux ». Quand un maître de l’estampe la portraiture, ce n’est jamais fortuit, rarement décoratif, souvent à double fond, toujours sous-tendu par tous les attributs qui lui sont adjoints dans la culture japonaise.
J.F.

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