Critique de la raison précaire : quand Javier López Alós soupèse la précarité intellectuelle 

L’ouvrage Critique de la raison précaire du philosophe espagnol Javier López Alós met en lumière la vulnérabilité de la pensée, de la culture et de l’individu face à la montée de la précarité, exacerbée par le néolibéralisme et l’homogénéisation des valeurs. Cet essai engagé s’échine à prendre la juste mesure d’un phénomène sociologique dont les conséquences sur la vie intellectuelle et sociale se font de plus en plus vives. De nombreuses leçons peuvent en être tirées.

Marcher sur des sables mouvants

La précarité n’autorise pas l’erreur. L’individu précaire vit dans une peur constante où le moindre faux pas peut le précipiter dans les crevasses de l’exclusion. C’est une vie en équilibre instable, où chaque opportunité peut aussi bien se muer en un tremplin qu’en un piège. Les intellectuels précaires sont pris dans les feux croisés d’une dépendance accrue à des tiers, pour des ressources matérielles ou financières, et d’une vulnérabilité perpétuelle, matérialisée par les contrats courts, de mission, ou conditionnés à des critères rigides. Ils marchent sur un fil tendu au-dessus d’un vide abyssal, celui de l’incertitude.

Une équation malheureuse

Le type d’activité intellectuelle en vogue est éphémère, consumériste et superficiel. À bien des égards, la précarité empêche l’approfondissement réflexif, devenu un véritable luxe. Le précaire n’a d’autre choix que d’accepter de s’aliéner, de s’auto-exploiter, ou de disparaître. Cette situation douloureuse se double de l’homogénéité imposée par le néolibéralisme, qui annihile la pluralité de nos modes de vie et de pensée, restreignant l’individualité à sa portion congrue, c’est-à-dire à des choix de consommation.

Éducation et précarité : la romcom dystopique 

L’éducation, autrefois vectrice d’émancipation, se voit désormais tournée vers la création d’une main-d’œuvre bon marché et interchangeable. En parallèle, un enseignement réservé aux classes supérieures émerge, brouillant davantage les frontières de l’égalité et approfondissant les fossés catégoriels. Critique de la raison précaire se penche sur les significations de ces vulnérabilités et énonce les mécanismes par lesquels elles se lient structurellement à l’économie néolibérale. L’éducation et la construction du savoir affectent aujourd’hui doublement, qualitativement et quantitativement, ce que nous pensons et ressentons.

Une menace plurielle

La précarité n’est pas une aberration, mais une fonction systémique du modèle socio-économique actuel. Elle met évidemment à mal ceux qui la subissent directement, socialement et psychologiquement, mais elle ébranle aussi la société dans son ensemble. En menaçant les processus de reproduction de certaines connaissances et en battant en brèche la pensée pluraliste, elle se heurte, muscles saillants, à la diversité et à la richesse de nos modes de vie.

Un appel au dialogue

Critique de la raison précaire vise à engager un dialogue constructif autour de la précarité intellectuelle. Javier López Alós partage une perception à la fois personnelle et objectivée par des faits sociaux beaucoup plus généraux. Car s’il a personnellement expérimenté le chômage et la logique académique passée à la moulinette néolibérale, il n’oublie pas d’adapter sa focale à son objet d’étude. Plutôt que d’endosser passivement le costume peu confortable du stagiaire éternel en mal de reconnaissance, le philosophe espagnol en appelle à l’engagement, l’échange, la réflexion et la refonte d’un système suspecté de diminuer les intellectuels et d’enserrer leur travail.  

Chausser de nouvelles lunettes

La précarité s’étend partout, dans le domaine intellectuel, dans la recherche et dans la culture. La fusion des identités professionnelles et personnelles, les mécanismes complexes de la dépendance, la souffrance et le coût social occasionnés par un système gangréné : tout pousse, invariablement, à chercher des alternatives plus enviables. Le néolibéralisme est un flux constant et tendu, un cycle infernal de productions, de destructions, de consommations, au bout duquel l’épanouissement et la satisfaction demeurent des parents pauvres, supplantés par l’anxiété et le mal-être. Les intellectuels et les artistes portent en eux les imaginaires de demain. S’ils restent en incapacité de leur donner vie, c’est l’horizon humain qui s’appauvrit, le terreau créatif qui s’assèche. Cela aussi, Javier López Alós en fait la sommation.

J.F.

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