Le Blanc des cartes, analyse du silence cartographique

Dans leur ouvrage Le Blanc des cartes, Sylvain Genevois, Matthieu Noucher et Xemartin Laborde analysent le caractère polysémique des silences cartographiques. Ils démontrent comment ces espaces apparemment vides, loin d’être anodins, révèlent en fait des réalités politiques, culturelles et sociales bien cachées.

Les blancs sur les cartes ne sont jamais neutres. Souvent interprétés comme des espaces vides, inexploitables ou inintéressants, ils cachent en réalité une multitude d’informations révélatrices de la manière dont la géographie et la cartographie conceptualisent le monde. Les zones laissées en blanc peuvent en effet révéler des aspects politiques, économiques, sociaux et culturels importants, et sont souvent indissociables des motivations des cartographes à l’origine de ces représentations. 

Par exemple, l’interdiction de Google Street View de photographier certaines zones en Allemagne, traduite par une couverture beaucoup moins dense que dans le reste de l’Europe occidentale, met en lumière des intentions politiques claires. Ces restrictions ont été motivées par une volonté de protéger la vie privée et l’espace public. Dans ce cas, la carence cartographique signale des choix nationaux qui contrastent avec les pays voisins – et qui s’objectivent en un coup d’œil. 

Dans les premiers temps de la cartographie, le blanc représentait souvent l’inconnu. Les régions non explorées étaient laissées à l’écart, ou remplies de détails spéculatifs. Ces zones affirmaient à leur façon les limites des connaissances géographiques de l’époque. Aujourd’hui, dans la plupart des cas, cette lecture doit être nuancée. Les auteurs en apportent à plusieurs reprises la démonstration, et notamment lorsqu’est évoquée l’absence de données sur le travail domestique non rémunéré des femmes, qui illustre biais culturels et omission volontaire. 

Avec la colonisation et l’expansion européenne des XIX et XXe siècles, le blanc sur les cartes s’est parfois érigé en outil de revendication territoriale. Les zones laissées en sommeil, dépourvues de repères cartographiques, étaient alors interprétées comme des terres inoccupées, ce qui a légitimé les velléités coloniales en Afrique, en Amérique et ailleurs. On en trouve le pendant moderne à cheval entre la Virginie, la Virginie-Occidentale et le Maryland, où se réfugient les personnes électro-sensibles : dans ce vaste et inespéré espace blanc américain, les ondes des téléphones portables et le Wi-Fi sont bannis pour des raisons de sécurité nationale.

Le blanc sur une carte peut également résulter de limitations techniques dans la collecte de données, la résolution des images satellites ou la nature même de ce qui est cartographié. On en a l’exemple avec l’Île de la Réunion, les fonds océaniques ou le brouillard de la guerre en Ukraine. Le Blanc des cartes présente de nombreux cas concrets, une quarantaine en tout, dont les explications diffèrent. Sans compter que des disparités mondiales dans la collecte de données persistent pour des raisons économiques ou politiques.

Au Groenland, environ 88% de la population est autochtone, contre 45% en Algérie ou en Bolivie, et 5% au Canada. C’est par le truchement des cartes que ces peuples réaffirment leur identité et leurs droits, notamment fonciers. Sylvain Genevois, Matthieu Noucher et Xemartin Laborde donnent à voir, de bout en bout, la valeur sociologique, politique et statistique de ces données aveugles, empêchées ou inexistantes, matérialisées par le blanc des cartes. Ils en énoncent les conditions et les significations, avec clarté.   

R.P.


Le Blanc des cartes, Sylvain Genevois, Matthieu Noucher et Xemartin Laborde –

Autrement, mai 2024, 128 pages

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