Civil War : déchirements et déclin

Dans son dernier long métrage, intitulé Civil War, Alex Garland sonde avec acuité les fractures profondes à l’œuvre dans l’Amérique contemporaine. À travers une narration cinématographique parfois vertigineuse, sur fond de montée des tensions sociopolitiques et de déclin démocratique, le film nous plonge dans un futur proche, mais déjà palpable, où une polarisation extrême a eu raison des grandes institutions états-uniennes.

Civil War agit telle une lorgnette troublante : Alex Garland porte à leur firmament les tensions sociopolitiques exacerbées de l’ère Trump. La polarisation croissante en cours aux États-Unis a fracturé le pays de manière irrémédiable, et les photographes de guerre se jettent comme des vautours sur ce cadavre à la renverse qu’est devenue la démocratie américaine. Le tissu social s’est effiloché, puis déchiré, et les divisions ont dégénéré en violences, qui se sont frayé un chemin martial à travers le pays, jusqu’aux portes de la magistrature suprême.

Alex Garland situe son film dans une Amérique qui ne nous est pas tout à fait étrangère : les armes sont disponibles en quantités industrielles, les idéologies apparaissent crispées et impropres au dialogue, les individus sont catégorisés en fonction de leurs opinions ou de leurs origines par des factions rivales prêtes à commettre l’irréparable. Les événements du 6 janvier 2021, qui ont vu des partisans de Donald Trump prendre d’assaut le Capitole, peuvent être considérés comme les prémices de Civil War. Et si ce dernier manque de contexte, c’est avant tout parce que cette Amérique-là nous en fournit un sur lequel il n’y a pas lieu d’épiloguer. 

Le scénario du film rejoint les observations de chercheurs tels que Robert Putnam et Charles Murray, qui ont problématisé la segmentation croissante de la société américaine selon des lignes idéologiques, géographiques et économiques. La prédiction d’Alex Garland consiste en une Amérique fragmentée en groupes belliqueux, postulat qui résonne douloureusement avec la division actuelle observée sous Donald Trump, président comme candidat, où la rhétorique incendiaire et les politiques clivantes ont souvent été privilégiées au détriment de la conciliation. Combien de fois l’ex-POTUS a-t-il crié au complot, à la chasse aux sorcières, au procès politique ?

Dans le long métrage, divers groupes armés, incluant des extrémistes des deux bords, s’opposent. On peut déceler, en sous-texte, des allusions à la montée des groupes paramilitaires ou aux confrontations violentes dans les rues américaines, comme cela a pu être le cas à Charlottesville ou lors de diverses manifestations Black Lives Matter. Civil War est en quelque sorte rendu au dernier degré d’une Amérique où les extrêmes se sentent de plus en plus légitimés dans leur recours à la violence. Avec un peu de malchance, un ancien camarade de classe vous pendra dans un garage, ou vous tomberez nez à nez avec un para prêt à vous ôter la vie au prétexte qu’il vous considère comme un mauvais Américain.

Le président de Civil War, caractérisé par ses hyperboles et ses mensonges éhontés, s’apparente à une réplique de Donald Trump. Alex Garland introduit son film en rendant pathétique son discours de guerre optimiste, et il utilise ce personnage pour critiquer la manière dont une parole publique falsifiée peut galvaniser des segments de la population tout en aliénant ou en terrifiant d’autres. La résonance avec le trumpisme est probablement intentionnelle. Et ce qu’il faut notamment en retenir, c’est qu’un leadership basé sur le conflit et le mensonge ne peut mener qu’à des fissures nationales profondes. Après tout, l’agression de Paul Pelosi en octobre 2022 a été motivée par la conviction de son agresseur, le complotiste David DePape, que les écoles étaient devenues des… usines à pédophiles. 

Les scènes de combats urbains et les camps de réfugiés présentés dans Civil War suggèrent une chute rapide dans la guerre civile, un scénario que les Américains ont commencé à envisager plus sérieusement après la présidence de Donald Trump, comme le montre un sondage de 2022 (43% des Américains disaient alors craindre une guerre civile dans les dix ans). Par le biais des photographes qu’il met en scène, Alex Garland va même plus loin : l’horreur qui est censée révulser finit par fasciner. Joel a les poils qui se hérissent au son des combats, tandis que Jessie se rapproche de plus en plus froidement d’un spectacle qui, au départ, la terrifiait. Il y a un peu du Night Call de Dan Gilroy dans ce glissement voyeuriste.

Inégalités structurales, compétitions pour le pouvoir, tensions autour des ressources : la théorie du conflit peut expliquer qu’une démocratie mature entre en déchéance. Ce que l’on observe dans Civil War ressemble cependant davantage à un phénomène de fragmentation sociale, de décohésion, de segmentation de la population américaine. C’est eux et les autres, tous engoncés dans leurs certitudes, avec la violence comme unique moyen de communication et des armes lourdes pour porte-voix. Certaines villes font mine de se tenir à l’écart du bain de sang, dans une sorte de déni absurde, mais les toits de leurs immeubles n’en demeurent pas moins de discrets miradors. 

Alex Garland tend un miroir amplifiant vers une société américaine en progressive perdition. Civil War fait chuter les institutions, imploser les peuples et ne laisse derrière lui qu’un immense charnier à ciel ouvert. Le personnage campé par Jesse Plemons relève ici de la synecdoque : arc-bouté, défiant, amoral, fanatisé, il entasse les corps sans vie de ses ennemis idéologiques, dans une indifférence proprement glaçante. La dignité et l’éthique humaines n’ont plus voix au chapitre, il n’y a plus que des loups dans la bergerie états-unienne, et ces derniers s’entretuent méthodiquement. Devant les objectifs des appareils photographiques. 

J.F.


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