Deep me : une exploration

Cet album signé Marc-Antoine Mathieu a de quoi surprendre. En effet, à première vue, il offre surtout une multitude de pages noires. Mais se fixer sur ce point serait mal connaître l’auteur d’un nombre impressionnant d’albums mémorables.

Si tout commence dans le noir et par de nombreuses pages et cases sans le moindre dessin à se mettre sous la dent, la réticence initiale laisse rapidement place à la curiosité, car le dessinateur propose une situation particulièrement mystérieuse et originale.

Éveil d’une conscience

Dans un premier temps, nous n’avons droit qu’à du texte, même pas un vrai dialogue, car la conscience qui s’éveille s’exprime juste pour nous qui lisons l’album. On comprend qu’Adam émerge du coma dans une chambre d’hôpital, tout en restant incapable du moindre mouvement, donc d’émettre le moindre son. Par contre, Adam perçoit les sons environnants, ce qui nous permettra finalement de « voir » des personnes s’exprimer (tardivement).

Adam ne revient d’abord à la conscience que par brefs instants, tout en restant incapable d’évaluer le temps qui s’écoule. Par contre, progressivement, des images obsédantes apparaissent à sa conscience. Il semblerait qu’Adam revive encore et encore l’instant crucial d’un accident qui pourrait être la cause de son coma. Cet instant apparaît comme figé, tout en évoluant au ralenti pour se préciser progressivement.

Enquête sur soi-même

Le titre s’avère finalement très parlant, malgré ce choix de l’anglais. Je le comprends ainsi : « Au plus profond de moi-même. » Avec cette conscience qui s’éveille, Adam enregistre des sensations et des informations qui lui permettent progressivement de mieux se situer. Le premier intérêt est donc de nous placer en situation d’imaginer comment les choses peuvent se passer pour une personne dans le coma : l’incapacité d’agir de quelque façon que ce soit, tout en ayant conscience de ce qui se passe autour de soi, éventuellement de façon de plus en plus claire. Bien entendu, les choses prennent une tournure de plus en plus singulière au fur et à mesure que les informations s’accumulent. Que penser de cet éventuel accident ? Imprévu ? Machination ? Causes et conséquences ?

Un code pour déchiffrer l’énigme

Oui, il est bien question d’une énigme qu’on tente de décrypter en même temps qu’Adam. Sa principale interlocutrice perçue dans son environnement immédiat dit s’appeler Lucy, un prénom qui éveille un écho à celui d’Adam. Mais l’auteur nous place devant une telle énigme qu’on se focalise plutôt sur ce qui se passe autour de cette conscience pour tenter de comprendre qui est qui et ce que veulent et peuvent les uns et les autres. Lucy demande à Adam de lui révéler un code qui lui permettrait à elle, Lucy, d’agir pour le bien d’Adam. Mais Adam est bien en peine de faire quoi que ce soit. D’ailleurs, il ne sait pas qui est cette Lucy, s’il doit la croire, et ce qu’elle pourrait bien faire avec ce fameux code qui ne lui dit rien.

Codes de lecture

Marc-Antoine Mathieu joue avec nous, lecteurs, et nos codes de lecture. S’il y a bien une énigme à déchiffrer, il nous mène aisément en bateau, car la situation est bien plus complexe que ce qu’on peut imaginer avec ce mystérieux patient qui cherche désespérément à émerger du coma. Cela n’a finalement rien d’étonnant de la part d’un dessinateur ayant déjà expérimenté les limites du possible avec le neuvième art. En effet, il s’est déjà confronté à la troisième dimension (dans la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves) et à Dieu (Dieu en personne). Autant dire qu’il n’a aucun complexe, ce qu’il nous fait sentir dès le début, avec par exemple ces zones plus ou moins sombres qui ne font apparaître qu’une partie du titre et de son nom, nous invitant ainsi à détecter la part d’ombre si on en est capable.

Cogito ergo sum

Avec cet album, Marc-Antoine Mathieu nous rappelle qu’en termes de philosophie, notre perception du monde qui nous entoure et au sein duquel nous tentons de nous situer reste sujette à bien des questions. Son postulat de départ nous place comme jamais dans la situation résumée par la célèbre formulation de Descartes « Je pense donc je suis », qui résume le fondement d’une pensée de la certitude. Et en particulier à partir de ses connaissances scientifiques, le dessinateur imagine une situation qui nous emmène loin, très loin.

Intelligemment, il nous place dans une position où nous enregistrons des informations en même temps qu’Adam et il nous guide dans la recherche d’interprétations de ces informations. Le simple fait que nous soyons guidés devrait inciter à la méfiance. Mais qu’avons-nous comme autre choix que d’emmagasiner les informations et de tenter des déductions à partir de nos connaissances ?

Marc-Antoine Mathieu nous fait donc comprendre qu’il faut toujours rester la conscience en éveil et se méfier des impressions qu’on veut nous donner. De plus, et ce n’est pas la moindre des conclusions, il nous invite à réfléchir très sérieusement sur l’avenir de l’humanité, son devenir au vu des bouleversements de son habitat et des révolutions apportées par les nouvelles possibilités offertes par la science.

Malgré quelques détails qui, après réflexion, peuvent faire tiquer, voilà un album particulièrement bluffant. Une nouvelle fois, Marc-Antoine Mathieu démontre que les perspectives ouvertes par le médium BD sont fantastiques.

Laurent Gallard


Deep me, Marc-Antoine Mathieu – Delcourt, octobre 2022, 120 pages


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