
Dans l’épisode « Le Show télévisé », Seinfeld s’offre une mise en abyme vertigineuse : la série, réputée pour avoir pour seul objet le « rien » du quotidien, en l’occurrence celui d’un groupe d’amis new-yorkais, se regarde elle-même, dissèque ses propres mécanismes internes et expose, au travers de ses personnages, la vacuité jubilatoire de son univers. George Costanza y apparaît en roue libre, la relation Jerry-George est passée à la moulinette et l’absurde duo Kramer-Newman parachève au tribunal un manifeste d’autodérision et de génie méta.
Dès ses origines, Seinfeld s’est imposée comme « la série sur rien » : une sitcom qui fait du quotidien le cœur de ses intrigues, où l’on débat plus volontiers de la garde d’un trousseau de clés que de grandes questions existentielles. Dans « Le Show télévisé », ce principe atteint son apogée : Jerry et George pitchent à NBC une série… sur leur propre vie, c’est-à-dire sur rien. Le concept tourne en boucle, la fiction s’emboîte dans la réalité, et la série devient son propre sujet, avec une lucidité désarmante. Quelque part, Seinfeld se moque d’elle-même, consciente de ses obsessions scénaristiques et de son refus patenté du spectaculaire. L’anodin possède une force comique et dramatique que George Costanza pressent à défaut de la verbaliser et de la promouvoir avec succès.
Justement, parlons-en. George se met à nu dans l’épisode. Il négocie, marchande, s’indigne devant les décideurs de la NBC, au point de leur claquer la porte au nez. Pour un pilote qu’il vient à peine de conceptualiser, et dont il n’a pas écrit la moindre ligne, il se montre persuadé qu’il mérite la reconnaissance – et l’argent – des plus grandes stars du petit écran. Sa mauvaise foi, son génie du contresens et sa capacité à faire de chaque opportunité un fiasco sont ici portés à leur paroxysme. George, c’est l’homme qui tient bon pour moins, qui rêve de grandeur mais se complaît finalement dans une médiocrité indicible. Il incarne à lui seul la quintessence du loser magnifique, dont la bêtise et l’orgueil font souvent le sel de la série.
Hendy Bicaise l’a démontré dans Seinfeld, fini de rire : la relation entre Jerry et George relève pour partie d’une amitié toxique, symbiotique, où chacun se nourrit des failles de l’autre. Dans cet épisode, leur duo se révèle dans toute sa complexité : Jerry, le stand-up man dominant, vilipende George, coupable d’avoir compromis le deal avec NBC. Il lui suggère de consulter non pas un psychiatre, mais une équipe entière. Le comportement de George a échappé à l’habituelle soupape de tolérance de Jerry. Las, et même excédé, ce dernier reproche à son ami ses attitudes puériles et irresponsables, que rien à ses yeux ne saurait légitimer. Ambiance.
Enfin, plus secondaire mais non moins amusante et significative, l’intrigue parallèle de Kramer et Newman au tribunal achève de faire basculer l’épisode dans l’absurde. Accusé d’excès de vitesse, Newman compte sur Kramer pour mentir au juge et s’en tirer à bon compte. Un témoin à décharge, en somme. Mais Kramer, victime d’un coup sur la tête, oublie plus ou moins involontairement leur plan et laisse Newman sombrer. Rien, évidemment, ne se passe comme prévu, toute logique s’effondre, et le binôme dépareillé (ne serait-ce que par leur silhouette) nous gratifie d’une parodie burlesque digne des grands tandems comiques. Ici, la justice n’est qu’un prétexte à la farce, et l’échec, la seule issue possible. Il faut dire qu’attendre de Kramer, marginal s’il en est, de convaincre l’institution judiciaire à lui seul, c’était comme demander à un violoniste de se faire ovationner par un amphithéâtre de sourds.
Qu’est-ce alors « Le Show télévisé » sinon un épisode-miroir, qui se regarde le nombril sans ennui ? La série s’y célèbre, s’y caricature, et prouve qu’en assumant le vide, elle touche à l’universel. Et même parfois au grave. Un chef-d’œuvre d’autodérision où, décidément, personne ne progresse… mais où tout arrive.
Jonathan Fanara

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