« Inscrit dans un univers royal médiéval, Princesse Saphir déroule une réflexion d’une grande finesse sur l’identité, la légitimité et la liberté. Saphir évolue dès les premières pages dans une tension permanente entre une vérité intime (se sentir femme) et les apparences sociales (un prince courageux candidat au trône). Cette contrainte est quasi ontologique : l’être tente de ne pas s’effacer sous le masque du paraître. Et Tezuka met en scène cette dualité avec une sensibilité étonnamment moderne, anticipant de plusieurs décennies les débats sur la construction du genre et la performativité identitaire. »
À l’occasion de la sortie aux éditions Delcourt du premier volume de Princesse Saphir dans une édition prestige, il nous fallait revenir sur ce classique absolu d’Osamu Tezuka, une œuvre fondatrice dont la richesse thématique et les qualités narratologiques méritent aujourd’hui une redécouverte passionnée.
La princesse Saphir naît avec deux cœurs : un de fille et un de garçon, cela en raison d’une erreur d’un ange malicieux nommé Tink. Comme seuls les héritiers mâles peuvent accéder au trône de Silverland, le Roi et la Reine décident d’élever leur enfant comme un prince, de manière à ce qu’il puisse un jour être couronné. Saphir grandit donc avec une double identité : homme en public, femme en privé.
Cependant, le duc Duralumin, noble malveillant, complote pour s’emparer du trône. Il soupçonne Saphir de mener un double jeu et cherche constamment à prouver qu’elle est en réalité une fille, dans l’espoir de l’écarter de la succession pour y placer son propre fils. Afin de sauver les apparences, la princesse va manier l’épée, aller au-devant de tous les périls. Mais elle rencontre le prince Franz d’un royaume voisin et en tombe amoureuse, ce qui complique encore sa situation…
Inscrit dans un univers royal médiéval, Princesse Saphir déroule une réflexion d’une grande finesse sur l’identité, la légitimité et la liberté. Saphir évolue dès les premières pages dans une tension permanente entre une vérité intime (se sentir femme) et les apparences sociales (un prince courageux candidat au trône). Cette contrainte est quasi ontologique : l’être tente de ne pas s’effacer sous le masque du paraître. Et Tezuka met en scène cette dualité avec une sensibilité étonnamment moderne, anticipant de plusieurs décennies les débats sur la construction du genre et la performativité identitaire.
Saphir traverse un monde saturé de lois arbitraires et de codes figés. L’ordre patriarcal, qui exige d’elle une masculinité de façade, l’empêche d’aller au bout de ses ambitions. Longtemps, ce sont les espaces liminaires, tels que les forêts, qui lui offrent des poches de liberté où elle peut redevenir, un instant, la jeune femme que la loi dénie. De cela naît une dynamique narrative particulièrement puissante : le monde lui-même semble peser sur ses épaules, tantôt l’enfermant, tantôt l’appelant à s’émanciper.
Incarnation presque minérale de l’attrait du pouvoir, le duc Duralumin est l’expression concrète d’un système qui refuse que l’héritage féminin puisse être légitime. C’est sur cette base, certes légale, qu’il va chercher à confondre Saphir et à la destituer de ses privilèges royaux. Heureusement, plusieurs personnages secondaires aideront la princesse dans l’épreuve : Tink, l’ange maladroit à l’origine de la dualité de Saphir ; Franz, prince courtois et rêveur, charriant une certaine tradition romantique ; ou encore la fille de la sorcière Hell, prompte à court-circuiter les idées farfelues de sa mère.
Tout ce premier volume s’articule autour d’une ambition royale : Plastic, le fils du duc Duralumin, a beau être stupide et puéril, il est promis au trône en vertu d’un protocole qui écarte sciemment les femmes du pouvoir. Ces dernières retrouvent cependant une voix et se mobilisent dans les dernières pages en faveur de Saphir. Ce faisant, elles renversent la logique du récit : elles investissent momentanément des champs d’action et d’affirmation. Princesse Saphir peut d’ailleurs être lu de manière plus académique et ouvrir des ponts conceptuels avec Max Weber (les types de domination), Simone de Beauvoir (la construction sociale de la féminité) ou Michel Foucault (le pouvoir disciplinaire).
Osamu Tezuka édifie un monde où les apparences façonnent la perception sociale et où la vérité intime devient un acte presque révolutionnaire. Son œuvre s’impose comme l’un des premiers grands récits modernes à articuler identité, pouvoir et subversion des normes de genre dans un cadre narratif inspiré par le feuilleton romanesque. Inscrit dans le Japon d’après-guerre, Princesse Saphir s’insère dans un moment de profonde recomposition culturelle, où l’industrie du divertissement cherche de nouveaux modèles dans lesquels se juxtaposent modernité et tradition. Ainsi, les inspirations cinématographiques et l’influence de Disney dans le trait n’empêchent pas l’héroïne de vivre dans une monarchie fantasy médiévale aux valeurs conservatrices.
Invitation à relire ce chef-d’œuvre du manga nippon, la réédition prestige proposée par Delcourt devrait sans mal trouver son public, tant la magie continue d’opérer, des décennies plus tard.
Jonathan Fanara

Princesse Saphir, Osamu Tezuka – Delcourt, novembre 2025, 440 pages

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