« On y lit la naissance d’une forme d’insurrection graphique, où le sexe, l’absurde et l’impertinence deviennent des outils pour fissurer les normes et pour repousser les frontières du possible en BD. »
Julien Solé et Arnaud Le Gouëfflec signent avec Gotlib, une vie en bandes dessinées (Fluide Glacial) un album sensible, ample, où l’humour sert de révélateur à une existence faite de fulgurances, de blessures et d’insatiable créativité. Plus qu’un hommage, c’est un portrait en actes, à travers lequel l’artiste apparaît dans sa démesure, ses doutes et cette manière unique de faire dériver le réel vers le burlesque.
Généreux, l’album l’est par sa manière de multiplier les angles sans jamais se disperser : l’enfant caché pendant la guerre, le jeune homme qui découvre le dessin comme un refuge, puis le professionnel en devenir qui se forme au contact d’un monde éditorial en pleine mutation. Les auteurs parviennent à maintenir un rythme fluide, où chaque séquence se pare d’une vertu mémorielle, sans jamais se départir de l’empathie et de l’humour qui président au projet.
Obsessionnel, parfois, Gotlib le fut. Surtout avec son propre travail. Le récit s’attarde sur les étapes fondatrices : la rencontre capitale avec René Goscinny, le laborieux apprentissage du rythme, du découpage, de l’exigence narrative. Le livre montre un artiste façonné par la rigueur autant que par la fantaisie, et souligne combien l’atelier de Pilote fut pour lui une école. On le voit aussi travailler jour et nuit, s’émanciper de son mentor pour se perdre dans ses propres récits.
Transgressif, parce que Marcel Gottlieb, de son vrai nom, a cassé ses propres cadres. L’aventure de L’Écho des Savanes, son besoin d’aller toujours plus vers l’irrévérence, les tensions avec Goscinny lorsque « trop loin » devenait à ses yeux synonyme de libération créative : tout cela est rendu avec une justesse rare. On y lit la naissance d’une forme d’insurrection graphique, où le sexe, l’absurde et l’impertinence deviennent des outils pour fissurer les normes et pour repousser les frontières du possible en BD.
Lumineux, comme le dessin de Julien Solé, avec une ligne souple, expressive, qui sait composer entre la caricature tendre, la reconstitution historique et les pastiches de style. Cette richesse visuelle porte le récit comme une musique de fond, tout en conservant ce petit tremblement humoristique qui faisait l’essence même du maître.
Intime, l’album l’est profondément lorsqu’il aborde les zones de fragilité du maître : la Seconde guerre mondiale, le poids de l’histoire familiale, les doutes, la difficulté à couper le cordon avec Pilote, les longues phases de crunch. Les auteurs prennent soin de ne jamais appuyer, mais montrent combien l’humour chez Gotlib n’a jamais été une simple coquetterie : c’était un mécanisme de survie, presque un super-pouvoir, qui convertissait la vie en énergie créatrice.
Bouillonnant, enfin, comme l’homme qui en est l’épicentre. L’album se referme sur la maturité d’un artiste devenu pionnier, fondateur de Fluide Glacial, figure tutélaire dont la postérité irrigue toute la bande dessinée contemporaine. Julien Solé et Arnaud Le Gouëfflec ne proposent rien de moins qu’une biographie en mouvement perpétuel, émouvante sans pathos, drôle sans désinvolture, et qui rappelle à quel point Gotlib fut, et demeure, l’un des grands architectes de notre imaginaire.
Jonathan Fanara

Gotlib, une vie en bandessinées, Julien Solé et Arnaud Le Gouëfflec –
Fluide Glacial, novembre 2025, 88 pages

Laisser un commentaire