
Deux hommes ont permis que le miracle ait lieu. Deux tempéraments que tout semblait opposer – et que la folie satirique allait bientôt réunir. François Cavanna, fils d’un maçon italien, lecteur boulimique, portait en lui une idée folle : inventer un journal d’humour absolument libre, sans censure ni révérence. Georges Bernier, ancien militaire devenu plus tard le fantasque professeur Choron, y ajouta le nerf de la guerre : l’argent, ou plutôt un système D qui maintiendra tout juste le bateau éditorial à flot. Ensemble, ils firent naître, en septembre 1960, Hara-Kiri, journal autoproclamé « bête et méchant ».
Ce tandem allait fonder l’une des plus grandes aventures de la presse française. François Cavanna trouvait les mots et les hommes, auteurs comme dessinateurs ; Choron, les solutions économiques. Ils lancèrent leur premier mensuel depuis un modeste local de la rue Choron, dans le IXᵉ arrondissement de Paris. Autour d’eux, bientôt, graviteraient de jeunes dessinateurs promis à la légende : Fred, Topor, Gébé, Wolinski, Cabu, Reiser. Des noms qui, déjà, portaient en germe une nouvelle grammaire du dessin, libre, violent, poétique, dérisoire.
En lecteur passionné du Mad Magazine américain, François Cavanna rêvait d’un équivalent français, d’un Mad à la sauce hexagonale capable de dynamiter les conventions d’une France encore engluée dans la morale gaulliste et la guerre d’Algérie. Choron, lui, voulait secouer le pays, un verre de champagne dans une main et une cigarette dans l’autre – et peut-être, qui sait ?, une femme sous la table, comme l’indiquent les confidences de l’ancien comptable Daniel Fuchs.
Dès le premier numéro, le ton est donné : insultes, provocation, sexe, mort, dérision de tout. Le journal affiche un sous-titre provocateur, « bête et méchant », né d’une fausse lettre de lecteur outré accusant la rédaction d’être à la fois stupide et cruelle. Ils en feront un cri de ralliement.
Dans un éditorial d’anthologie, le journal proclame : « Assez d’être traités en enfants attardés ! […] Assez de niaiseries, […] assez de sadisme pour pantouflards, […] assez de snobisme pour gardeuses de vaches ! » Partant, tout y passe : les tabous religieux, la guerre, les “nouvelles vagues” prétentieuses, les bien-pensants. Le journal crache au visage d’un pays compassé, incarnant un humour de rupture, à la fois scatologique et… métaphysique.
Autour de 1960-1965, Hara-Kiri devient le repaire d’une génération entière de dessinateurs et d’écrivains qui réinventent la satire visuelle. Roland Topor, Reiser, Cabu, Wolinski, Gébé : chacun développe un style singulier, immédiatement identifiable. François Cavanna dirige la rédaction d’une main ferme mais tendre, imposant à tous un ton : irrévérencieux, absurde, poétique jusque dans la grossièreté.
Mais le journal, insoumis à tout, attire vite l’attention du pouvoir. Entre 1961 et 1966, il est frappé à deux reprises par la censure d’État. Sa distribution est alors suspendue. Officiellement, il serait “licencieux” et “pornographique”. En réalité, il dérange. Il sape l’autorité, tourne en ridicule les figures du clergé, du militaire, de la politique. Les ventes souffrent, mais la légende s’installe. On lit Hara-Kiri comme on fume en cachette : avec jubilation et effronterie.
Cependant, les années 1968 approchent, et avec elles, l’air du grand chambardement. Pour contourner les interdictions répétées, François Cavanna et Choron créent une nouvelle structure : les Éditions du Square, installées près du square Montholon. C’est là que naît Hara-Kiri Hebdo, un supplément politique et satirique au mensuel.
Tout bascule en novembre 1970. La mort du général de Gaulle inspire au professeur Choron une Une passée à la postérité : « Bal tragique à Colombey : 1 mort. » Le numéro est immédiatement interdit. Mais Cavanna et Choron ont la parade : ils profitent du soutien médiatique et de la publicité gratuite, et rebaptisent aussitôt leur journal Charlie Hebdo, du prénom du général, et d’un clin d’œil à Charlie Brown.
Sous ce nouveau titre, la bande de Hara-Kiri, désormais rejointe par de jeunes plumes et des photographes, explore les grands débats post-68 : l’écologie (notamment avec Pierre Fournier), la liberté sexuelle, la peine de mort, les droits des minorités. Charlie Hebdo devient le miroir ironique d’une génération libertaire.
Les Éditions du Square, c’est une république autonome. Leur “bouclage” hebdomadaire fonctionne comme un rituel : chacun est seul responsable de sa page, choisissant librement son sujet, sans validation préalable. La couverture, décidée à l’unanimité, constitue une arme graphique. C’est une démocratie à l’état pur, sous les atours d’un chaos organisé.
Dans ces années d’excès, les relations sont fortes, fraternelles, parfois orageuses. François Cavanna et Choron, complémentaires, tiennent la barre. Flambeur jusqu’à la ruine, souvent accusé de mauvaise gestion, ce dernier joue en permanence avec le feu. L’argent manque toujours – mais la satire, jamais.
Peu à peu, toutefois, les départs s’enchaînent. Fred, Topor, puis Reiser, Cabu, Gébé, tous prennent d’autres routes. La mort de Pierre Fournier, en 1973, et la dispersion du groupe signent la fin d’une époque. En 1982, Charlie Hebdo s’arrête, puis Hara-Kiri meurt à son tour, en 1983. Cavanna se focalise alors sur le monde littéraire. Choron, fidèle à lui-même, continue de faire vivre la “marque” dans des versions bancales. Mais l’esprit demeure, passant dans d’autres médias : la télé (Palace, Groland), les revues satiriques, et jusque dans le détournement politique contemporain.
Des décennies plus tard, deux auteurs de bande dessinée, Joub et Nicoby, rencontrent Daniel Fuchs. Ensemble, ils donnent naissance à Mes années Hara-Kiri, un album qui recueille sa parole, ses anecdotes, ses déboires. Surtout : qui traduit sa fidélité à Choron. Ce témoignage, à la fois drôle et tendre, ravive la mémoire d’une presse artisanale, provocatrice, et rappelle que l’humour, à l’époque, ne craignait ni les procès, ni le scandale, ni même le ridicule. Sans emphase, Fuchs narre le désordre des bouclages, la misère financière, les photos improvisées, les idées folles. Un brin de nostalgie s’installe inexorablement.
Hara-Kiri, c’était le « plus beau journal du monde », selon Reiser. Et peut-être avait-il raison. Car au fond, cette aventure bête et méchante fut, avant tout, une déclaration d’amour à la liberté – celle de dire n’importe quoi, mais surtout de le dire avec fougue.
Jonathan Fanara

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