
Enfant devenue mère par défaut, héroïne clandestine du quotidien, Fiona Gallagher porte sur ses épaules le poids d’un système qui condamne les siens à lutter sans cesse contre l’effondrement. À travers elle, Shameless US explore la parentification, l’usure morale et l’implacable mécanique des classes populaires américaines, dévoilant la trajectoire d’une jeune femme dont la dignité se forge au milieu du chaos.
Décrépite, plantée près des chemins de fer dans le South Side de Chicago, la maison des Gallagher est symptomatique de ces lieux qui ont trop vécu pour se permettre l’élégance. C’est un pavillon bancal, à la façade grignotée par le temps, où la peinture s’effrite inlassablement. Le perron, toujours un peu de travers, semble hésiter entre tenir debout ou s’abandonner définitivement au sol. À l’intérieur, c’est à peine mieux : un capharnaüm chaleureux où les odeurs de café réchauffé croisent celles de nuits trop longues et grisantes. Les meubles dépareillés, la vaisselle qui s’accumule, la machine à lessiver qui toussote, les trous dans les murs, les produits d’hygiène mis en commun, les vêtements en pagaille que l’on hume pour savoir s’ils peuvent être portés un jour de plus : tout paraît absurde, sale, à la limite de l’indignité. Et pourtant, tout tient, par une forme de miracle domestique, une alchimie de bruit, de débrouille et d’amour cabossé qui fait de ce chaos un véritable foyer.
C’est l’antre de Fiona Gallagher. Campée par une Emmy Rossum confondante de vulnérabilité et de justesse, la jeune femme personnifie l’enfant parentifié, un phénomène que les sociologues décrivent comme un renversement des rôles au sein des systèmes familiaux dysfonctionnels, où l’enfant doit différer ses besoins développementaux pour prendre le relai de parents défaillants. À six ans, Fiona n’était déjà plus une enfant, mais bien une figure maternelle de substitution, soucieuse de ses frères et sœurs plus que d’elle-même. Son altruisme n’a rien de la charité bourgeoise, cette philanthropie ostentatoire qui ne coûte rien à celui qui donne. Non, le sien est viscéral, structurel, non négociable. Il s’agit moins d’un choix moral que d’une réponse adaptative à un environnement hostile où l’État-providence brille par son absence (malgré les quelques allocations grattées çà et là) et où les parents (Frank l’ivrogne magnifique, Monica la bipolaire fugitive) ont depuis longtemps abdiqué. Fiona Gallagher devient mère à l’âge où d’autres enfants apprennent à lire.
Ce dévouement sans réserve prend des formes très concrètes : elle quitte le lycée pour enchaîner les emplois précaires, jongle entre factures impayées et bouches à nourrir, obtient finalement la tutelle légale de ses cinq frères et sœurs lors d’une bataille judiciaire qui consacre officiellement ce qu’elle accomplissait déjà depuis des années. Mais il y a quelque chose de profondément pervers dans cette victoire juridique : la société reconnaît son sacrifice a posteriori, sans jamais lui avoir véritablement fourni les moyens de ne pas avoir à le faire. À cet égard, l’altruisme de Fiona apparaît à la fois comme vertu et sentence. Elle donne ce qu’elle n’a pas, se sacrifie pour les besoins de ses proches. Ce faisant, elle hypothèque son enfance, son adolescence, ses ambitions personnelles, et même le droit de faillir.
Souvent, ces individus trop tôt parentifiés contournent involontairement les expériences normales de l’enfance. Ils peinent ensuite à acquérir les compétences nécessaires pour devenir adultes. Le paradoxe a quelque chose de cruel : parce qu’elle a été trop tôt responsable, Fiona n’a jamais vraiment appris à l’être. Et une suite ininterrompue d’erreurs va l’attester.
La résilience, ou l’art de survivre à sa propre destruction
La résilience est un terme galvaudé, récupéré par le développement personnel et le management néolibéral pour transformer la souffrance en vertu productive. Mais dans le cas de Fiona Gallagher, elle prend une forme moins romantique : c’est l’obstination brute de celle qui n’a pas le luxe de s’effondrer. Elle affronte chaque crise avec une même détermination, parfois lasse, souvent exténuée : les services sociaux qui menacent de disperser la fratrie, les huissiers, les employeurs qui la licencient, les hommes qui la trahissent. Là où d’autres perdraient pied, elle se relève. Car elle n’a pas le choix.
Cette résilience a pourtant un coût que la série documente avec beaucoup d’à-propos. L’épuisement émotionnel, les dilemmes moraux accompagnent Fiona. Ses traits se durcissent au fil des saisons, son amertume grandit, ses rapports avec ses frères et sœurs se teintent d’une frustration croissante. Elle leur rappelle régulièrement qu’elle n’est pas leur mère, tout en continuant à en assumer le rôle et à être parfois honnie pour cela.
Une comparaison intéressante peut être réalisée avec la famille Milkovich. Ces voisins sont tout aussi pauvres, mais ils ne bénéficient pas d’une figure protectrice équivalente à Fiona. On peut observer que les Milkovich sombrent dans la violence, la criminalité, l’abus, tandis que les Gallagher, malgré leurs innombrables failles, conservent une forme de structure morale. La différence ne tient évidemment pas seulement à Fiona, puisque le patriarche Terry demeure bien plus sociopathe que Frank, mais l’absence d’une figure maternelle de substitution pèse certainement dans la balance au moment de sonder les deux familles.
La trajectoire de Fiona est cependant celle d’une chute annoncée. Une perdition graduelle que la série construit patiemment, épisode après épisode. Les signes avant-coureurs sont là dès les premières saisons : des relations sentimentales chaotiques, une attirance pour les hommes instables, la difficulté à concilier ses propres désirs avec des responsabilités écrasantes. Le point de bascule survient lors de la saison 4, avec l’overdose de Liam. Lors d’une soirée, Fiona laisse accidentellement de la cocaïne accessible à son plus jeune frère, qui en consomme et doit être hospitalisé d’urgence. Cette scène, d’une brutalité rare, cristallise tout ce que la série a construit : la vulnérabilité de Fiona malgré ses efforts constants, l’impossibilité de tout contrôler, et surtout la cruauté d’un système qui ne pardonne rien aux pauvres.
Car c’est bien là le nœud du problème. Fiona n’a jamais eu le droit à l’erreur. Une mère de classe moyenne qui commettrait la même négligence bénéficierait d’avocats, de secondes chances, de structures de soutien. Fiona, elle, est arrêtée, jugée, et doit reconstruire sa vie sur les décombres de cette faute unique. La série ne cherche pas à l’excuser, mais elle montre avec une lucidité implacable comment les cycles systémiques maintiennent les gens dans l’indigence et ne laissent aucune marge aux dominés. Lip, le second de la fratrie, depuis la fac, pose alors un regard hautement culpabilisant sur sa grande sœur, qu’il estime coupable de négligence. La boucle est bouclée, et Fiona se retrouve doublement prisonnière : du système qui l’enferme et d’un statut qui s’est imposé à elle.
Les saisons suivantes amplifient cette spirale. Elle épouse Gus sur un coup de tête, le trompe avec Jimmy-Steve, puis le quitte pour Sean, un patron toxicomane qui rechute avant leur mariage. Elle investit dans l’immobilier, pense tenir le bon bout, se gentrifie quelque peu, puis subit de lourdes pertes financières. Elle découvre enfin que Ford, son dernier compagnon en date, a une autre famille, qu’il lui dissimulait. Chaque tentative d’ascension personnelle et/ou sociale se solde par une nouvelle chute, comme si le destin, ou plutôt la structure sociale, s’acharnait à la ramener à sa condition d’origine. Par conséquent, à l’instar de son père avant elle, elle se replie sur l’alcool et la drogue, et finit boutée hors du foyer qu’elle a pourtant protégé et choyé pendant des années. Sean traduira à sa façon son comportement autodestructeur, en l’associant au chaos.
Mais n’est-ce pas là, précisément, un symptôme supplémentaire de son aliénation ? Ce que le spectateur peut percevoir comme un défaut personnel résulte en réalité d’années de privations, de traumatismes non traités, d’un environnement qui n’a jamais cessé de lui apprendre qu’elle ne méritait pas mieux. Les Gallagher sont élevés dans la croyance qu’il n’existe aucune issue à leur situation, et cela conditionne leur comportement, les attentes qu’ils projettent sur eux-mêmes. Génie autodidacte passant pour d’autres les concours d’entrée aux plus prestigieuses universités, Lip échoue pourtant lamentablement quand il s’agit de suivre son propre cursus scolaire. Il y a fort à parier qu’il en aurait été différemment s’il avait grandi dans une famille plus stable, aimante et fonctionnelle. S’il ne s’était pas répété ad nauseam que les quartiers sud de Chicago constituent pour lui une seconde peau, un horizon indépassable.
La rédemption : partir pour enfin exister
Le départ de Fiona à la fin de la saison 9 n’est pas un happy end au sens hollywoodien du terme. C’est quelque chose de plus ambigu, de plus amer, et précisément pour cela, de plus vrai. L’aînée Gallagher part épuisée. Elle a perdu son emploi, elle est retournée dans la maison familiale, ayant touché le fond une fois de plus. Mais cette fois, quelque chose a changé. Ses investissements immobiliers, malgré des turbulences, lui ont rapporté un modeste et inespéré pécule. Elle partage cet argent avec ses frères et sœurs – un dernier geste de l’altruiste chronique – puis fait ce qu’elle n’avait jamais osé faire : prendre la tangente, pour enfin vivre sa vie. Elle ne dit pas adieu à sa famille ; elle dit adieu à un rôle qui l’a définie et dévorée tout à la fois. Après vingt ans passés à maintenir les autres à flot, elle s’autorise enfin à ne plus se noyer pour eux.
Bien sûr, cette émancipation reste fragile, incertaine. La série ne nous dit pas ce que Fiona devient après Chicago. Elle pourrait tout aussi bien retomber dans ses anciens schémas, attirée par de nouveaux hommes défaillants, aspirée par le chaos. Mais pour la première fois, la possibilité d’une autre vie existe. Et dans l’univers de Shameless, où le déterminisme social pèse de tout son poids sur les personnages, cette simple possibilité tient déjà du miracle. À titre de comparaison, c’est dans l’altérité identitaire que Liam organisera sa fuite, tandis que Lip se montrera incapable de fonder une famille à Milwaukee, préférant retaper un taudis à 300 mètres de la maison familiale plutôt que partir vivre dans un logement accueillant hérité de la grand-mère de sa compagne.
Fiona Gallagher n’est qu’occasionnellement un personnage militant. Elle ne dénonce jamais explicitement le système qui l’oppresse, elle ne théorise pas sa condition, elle ne rejoindra jamais aucun mouvement social – si ce n’est par opportunisme, ou pour scander son appartenance aux quartiers sud. Elle est trop occupée à survivre pour cela. Néanmoins, sans discours, elle incarne tout ce que les théories sociologiques sur la reproduction des inégalités décrivent de manière abstraite : la parentification des enfants pauvres, l’absence de filets de sécurité, le coût psychologique de la précarité permanente, l’impossibilité de l’ascension sociale pour ceux qui partent de trop bas.
Elle montre aussi, avec une cruauté nécessaire, que la résilience individuelle, cette vertu tant célébrée par l’idéologie dominante, ne suffit pas. Fiona est résiliente. Fiona travaille dur. Fiona fait tout ce que la société exige d’elle, et bien plus encore. Et pourtant, Fiona n’échappe jamais vraiment à sa condition. Non par manque de mérite, mais parce que ce dernier ne pèse pas lourd face aux structures qui produisent et reproduisent la pauvreté. En ce sens, Fiona Gallagher constitue peut-être la critique la plus efficace du mythe de réussite américain, en le mettant en scène jusqu’à son point de rupture.
Jonathan Fanara

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