Dessus-dessous : un monde renversé 

« Ce jeu d’équivalence permanente n’a rien d’un gadget. Il fait vaciller les repères : ce que l’on croit voir n’est jamais que la moitié d’un ensemble plus vaste, pensé pour se recomposer à chaque retournement de page. Chez Gustave Verbeek, la métamorphose ne relève pas de l’effet spectaculaire, mais d’une manière d’habiter le dessin, de lui donner plusieurs vies simultanées, avec talent et poésie. »

Les éditions Delcourt ont la bonne idée de rééditer l’intégrale des Upside-Downs (1903-1905) de Gustave Verbeek. Nous sommes alors au tout début du XXᵉ siècle et l’artiste franchit un cap que nul n’a depuis véritablement égalé : créer deux récits en un, parfaitement superposés, lisibles à l’endroit comme à l’envers, sans jamais trahir ni la cohérence narrative ni l’élégance graphique. Une performance inventive qui tient de la poésie visuelle.

Feuilleter Gustave Verbeek, c’est accepter que le regard se dérobe. Rien n’y demeure fixe, tout est soumis à (au moins) deux lectures. Ce monde où évoluent la petite Betty et le père Moustachon – personnages naïfs, montagnards improvisés ou héros d’opérette selon les épisodes – se replie sur lui-même, un simple mouvement de page permettant de donner vie à un nouvel univers, tapi juste sous la surface de l’image.

Ainsi, dans une histoire, le père Moustachon lit tranquillement à Betty. Retournez la planche : c’est un chien malicieux qui s’empare du livre avec une énergie canine. Ailleurs, les deux compagnons tentent d’attraper un oiseau avant de secourir un garçon pressé de traverser une rivière ; l’image bascule, et voilà le même oiseau devenu prédateur, se jetant sur Betty avant d’être terrassé par Moustachon. 

Miroirs trompeurs et identités glissantes

Dans les Upside-Downs, les personnages peuvent s’échanger, littéralement, d’une lecture à l’autre. Betty et Moustachon, loin de rester enfermés dans des silhouettes distinctes, se fondent l’un dans l’autre. Le dessin, une fois retourné, se réapproprie leurs traits pour fabriquer de nouvelles identités. Dans l’histoire « Ils rentrent dans un trou et en ressortent », un loup attaque Betty lors de la première lecture, tandis que Moustachon lui tire dessus lorsque la planche est abordée à rebours. 

Ce jeu d’équivalence permanente n’a rien d’un gadget. Il fait vaciller les repères : ce que l’on croit voir n’est jamais que la moitié d’un ensemble plus vaste, pensé pour se recomposer à chaque retournement de page. Chez Gustave Verbeek, la métamorphose ne relève pas de l’effet spectaculaire, mais d’une manière d’habiter le dessin, de lui donner plusieurs vies simultanées, avec talent et poésie.

Le théâtre du danger

Le rythme des Upside-Downs tient parfois de la poursuite, de la traque légère et fantaisiste qui se change, après renversement, en péril soudain. Dans « Chasse à l’autruche », Moustachon fume sa pipe quand les cris de Betty montent du hors-champ ; l’image retournée révèle une autruche furieuse fondant sur la jeune fille, et Moustachon accourant pour la tirer d’affaire.

Même dualité dans « Chacun cherche le chat », où un dodo se confond avec une vieille femme. L’inversion y agit comme une distorsion : la direction de l’action change, les protagonistes permutent. En outre, certaines planches réinvestissent des récits traditionnels pour mieux les déconstruire. « L’Oie aux œufs d’or » montre d’abord Moustachon sauvant une jeune femme de la noyade ; l’image renversée révèle que la lune qui brillait dans la première vignette devient, dans la dernière, le fameux œuf d’or promis en récompense. Là encore, le décor se rend complice de la métamorphose ; car même la nature peut changer de fonction.

Dans « Pas de repos pour les méchants », Betty et Moustachon dérobent un hamac à un garçon. À la bascule, les abeilles vengeresses retournent ce moment d’insouciance contre eux. Les protagonistes, interchangeables comme toujours, reçoivent la leçon que le conte esquisse avec une forme de douceur ironique. Ici, la morale n’est jamais pesante.

Une magie graphique intacte

Que ces récits courts datent de plus d’un siècle importe finalement peu. Ils gardent quelque chose de sidérant : une précision chorégraphique, une manière d’organiser l’espace pour qu’il serve deux histoires à la fois sans qu’aucune trahisse l’autre. C’est ce double mouvement – rigueur absolue et liberté jubilatoire – qui donne aux Upside-Downs leur éclat singulier.

Gustave Verbeek, formé au Japon, nourri de peinture européenne, féru de monotype et d’illustration naturaliste, a rassemblé toutes ses influences pour inventer une forme que personne n’a encore réellement reconduite. Une bande dessinée qui, en plus d’être séquentielle, se veut réversible, circulaire, presque musicale.

Redécouvrir ces épisodes aujourd’hui, dans leur intégralité, c’est mesurer combien cet auteur, trop longtemps relégué aux marges de l’histoire du neuvième art, avait déjà compris que le dessin est un espace où tout peut être énoncé, renversé, recomposé, rêvé. Une leçon d’audace et de délicatesse qui n’a rien perdu de sa force.

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Jonathan Fanara


Dessus-dessous : l’intégrale 1903-1905, Gustave Verbeek –

Delcourt, novembre 2025, 88 pages


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