« Hommage à la libre pensée, le roman s’enracine dans la tradition d’un Charles Dickens ou d’un Jonathan Swift, qui utilisaient l’hyperbole et la caricature pour mieux pointer les travers de la société. »
Dans Matilda, Roald Dahl conjugue une fantaisie pure et féroce à une réflexion douce-amère sur l’enfance. Il offre un récit haletant, facétieux, où l’espièglerie rivalise avec la poésie. Véritable fable sur le pouvoir de la lecture, la résistance à l’injustice et la magie tapie au cœur de la plus discrète des fillettes, ce roman jeunesse se (re)découvre avec curiosité et attrait.
Publié en 1988, Matilda est d’abord le portrait d’une enfant singulièrement précoce dont l’intelligence vive échappe à ses parents négligents, mais étonne son enseignante bienveillante, Mlle Candy. La puissance de l’imaginaire et la passion des livres nourrissent cette petite héroïne, dont le quotidien semble pourtant bien terne au sein d’une famille avide et superficielle, pour qui la télévision tient lieu de religion. Roald Dahl transforme alors la bibliothèque, puis la chambre de la jeune protagoniste, en creuset d’inventions et de mondes alternatifs, où les pages lues en secret portent à son firmament une curiosité insatiable, et libèrent une force immatérielle. Cette force, palpable autant sur le plan symbolique que littéral, se révèle bientôt miraculeuse : la fillette parvient à faire léviter de menus objets, donnant corps à l’idée que la connaissance peut renverser des montagnes.
Dans ce récit, comme à l’accoutumée, l’auteur manie la satire avec une élégance subversive. Les parents de Matilda, plus indifférents et matérialistes qu’affectueux, incarnent un monde adulte souvent grotesque – un monde auquel l’enfant répond par la plus flamboyante des oppositions, celle du savoir et de la ruse. Roald Dahl offre ainsi un subtil renversement de la relation de pouvoir : il confronte un excès d’autorité arbitraire (y compris celui de la redoutable directrice Mlle Legourdin) à la puissance modeste mais tenace de la bonté et de l’intellect. Là réside sans doute l’une des plus grandes réussites de Matilda : sous ses airs de conte, il questionne l’inanité d’une discipline implacable et célèbre, en contrepoint, la révolution silencieuse que peuvent opérer la compassion et l’éducation.
Hommage à la libre pensée, le roman s’enracine dans la tradition d’un Charles Dickens ou d’un Jonathan Swift, qui utilisaient l’hyperbole et la caricature pour mieux pointer les travers de la société. Roald Dahl leur emboîte le pas et ne se contente pas de distraire, puisqu’il brosse un portrait grinçant de l’injustice et rappelle, avec une légèreté teintée de gravité, que l’enfance n’est jamais à l’abri des préjudices d’un système autoritaire. Dans cette perspective, le caractère extraordinaire de Matilda devient la métaphore d’un potentiel contestataire qui sommeille en chacun – pour peu que l’on sache le cultiver.
Le roman se déploie ainsi sur plusieurs registres qui cohabitent sans se parasiter : l’humour, la tendresse et l’angoisse s’y entremêlent ingénieusement, donnant à l’intrigue une tension continue. C’est cette dualité, entre l’ombre et la lumière, entre la brutalité et la farce, qui permet à Roald Dahl de véhiculer avec force son message : le livre, et plus largement la connaissance, constitue le socle à partir duquel peut fleurir une conscience libre. Porté par un style alerte et un imaginaire incandescent, Matilda demeure aujourd’hui encore une invitation à croire en la force créative de l’enfant, capable de convertir l’oppression en un élan irrépressible vers l’émancipation.
Jonathan Fanara


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