« Souvent, il s’agit d’articuler l’atelier de l’historien et celui du politique. Le passé apparaît dans cet opuscule comme une réserve dans laquelle les régimes piochent emblèmes, analogies et absolutions. La papesse Jeanne pour exclure les femmes, les Templiers pour justifier l’arbitraire royal, Napoléon pour chanter l’homme providentiel, la “fille aînée” pour tracer des frontières culturelles, l’antisémitisme de gauche pour faire oublier celui de droite : rien n’est innocent. »
Chapitre après chapitre, au gré des événements, Julien Théry entreprend de purger le roman national français de ses mirages les plus tenaces. Mais l’enjeu n’est pas de distribuer bons points et bonnets d’âne : il s’agit de comprendre pourquoi les fables naissent, prospèrent et s’enracinent. Autrement dit, de prendre l’erreur au sérieux – comme un fait historique à part entière.
Ce petit essai publié aux éditions L’Atelier a la netteté d’un couteau bien affûté et la patience d’un artisan chevronné. Julien Théry commence par rappeler ce que devrait être, toujours, la position de l’historien : ni redresseur de torts à la petite semaine ni arbitre démiurge du vrai et du faux, mais enquêteur s’intéressant aux raisons qui font qu’un mensonge, une légende, un récit approximatif deviennent soudainement crédibles, puis passent à la postérité. « Paradoxalement, les chimères et les erreurs d’un temps permettent (…) d’en approcher la réalité au plus près », peut-on lire. L’opuscule va tenir ce cap d’un bout à l’autre, en montrant comment les idées fausses – nos ancêtres les Gaulois, la France “fille aînée de l’Église”, le Moyen Âge obscur, la fleur au fusil de 1914, la Résistance unanimiste ou le génocide vendéen – ne sont pas des scories accidentelles mais des constructions utiles, politiquement et émotionnellement efficaces, chacune à sa date, avec ses commanditaires, ses relais et ses usages.
Ainsi du mythe gaulois, fable scolaire mise en musique au XIXᵉ siècle pour recoudre une France blessée, unifier des provinces rétives et doter l’État d’un ancêtre commode. Julien Théry en restitue la mécanique sans lourdeur : les peuples que Rome baptisait “gaulois” n’avaient ni unité politique ni langue unique, et César n’a jamais conquis une nation. On comprend alors pourquoi l’imagerie ressurgit à chaque offensive identitaire : elle apporte l’illusion d’une souche pure, d’un “nous” antédiluvien, d’autant plus rassurant qu’il est faux. Même stratégie d’emprunt pour l’expression “fille aînée de l’Église”, tardive dans l’usage public, réinventée au XIXᵉ pour faire pièce à l’anticléricalisme républicain en remplaçant le “fils aîné” qu’était jadis le roi. Le passé, ici, ne parle pas : on lui fait dire ce dont le présent a besoin. L’auteur n’esquive pas les prolongements contemporains de ces slogans civilisationnels, leur pouvoir d’exclusion masqué sous la célébration des “racines”.
Le Moyen Âge, lui, n’en finit pas de payer sa mise au ban par les humanistes de la Renaissance et par les Lumières. Julien Théry travaille à rebours de l’évidence paresseuse des “siècles obscurs” : oui, il y eut des phases de recul et des crises, mais l’époque médiévale fut aussi un laboratoire d’institutions d’autogouvernement, de techniques d’encadrement du pouvoir et d’inventions splendides – qu’on pense seulement à la Sainte-Chapelle ou aux expériences conciliaristes. Surtout, ce que nous imputons souvent au Moyen Âge (morale sexuelle corsetée, appareil répressif centralisé, persécutions massives de sorcières) appartient bien plus à la modernité naissante. Faire justice de l’image noire du médiéval, ce n’est pas le repeindre en rose : c’est desserrer la vis de notre propre autosatisfaction d’époques éclairées.
Dans la galerie des grandes figures évoquées dans l’ouvrage, Charlemagne occupe une place de choix. Non, il n’a pas inventé l’école – l’enseignement existait déjà –, mais sa Renaissance carolingienne a incontestablement structuré une ambition pédagogique et textuelle que nous vivons encore : corrections des classiques latins, circulation des arts libéraux, minuscule caroline comme technique discrète de la lisibilité. On voit comment, sous la IIIᵉ République, l’État-instituteur a requalifié cette séquence historique en mythe d’origine : il lui fallait des ancêtres pour l’école, on les a trouvés. Ici encore, l’Histoire devient trousse à outils : elle ne prouve pas, elle légitime.
Le livre s’attaque ensuite aux récits consolateurs du XXᵉ siècle. 1914, “la fleur au fusil” ? Julien Théry compile ce que l’historiographie sérieuse dit depuis longtemps : plus de résignation déterminée que d’ivresse, une nation sidérée qui fait bloc après l’assassinat de Jaurès, quelques images de liesse qui deviennent, à l’heure des charniers, le masque d’un cauchemar. Vichy et la Résistance ? L’auteur démonte le “mythe résistancialiste”, ce roman utile à la reconstruction d’une dignité nationale, sans pour autant sombrer dans l’ornière symétrique du “tous collabos”. La Résistance fut minoritaire, héroïque et tardive ; l’attentisme fut majoritaire ; l’État français, quant à lui, collabora activement. Il a fallu l’historien Robert Paxton, des films, des archives et du temps pour que la fiction s’effiloche. La justice faite au passé n’est jamais vaine : c’est une hygiène démocratique.
Plus polémique, mais nécessaire, la mise au point sur la Vendée. Parler de “génocide” n’éclaire rien : la répression fut atroce, les morts innombrables, les décrets terribles – mais l’intention d’exterminer un groupe défini au sens moderne du terme n’est pas documentée. Julien Théry replace l’embrasement dans ses logiques de guerre civile, ses récupérations aristocratiques, ses surenchères de Terreur, et montre comment, des décennies plus tard, la qualification de “génocide” a servi une bataille mémorielle, confondant la comparaison et l’assimilation, l’histoire et l’anathème. On pourrait dire la même chose, à une autre échelle, du mot-clé “Munich” brandi comme une massue pour disqualifier toute diplomatie : les étiquettes simplifient, elles dispensent d’examiner les contextes.
Souvent, il s’agit d’articuler l’atelier de l’historien et celui du politique. Le passé apparaît dans cet opuscule comme une réserve dans laquelle les régimes piochent emblèmes, analogies et absolutions. La papesse Jeanne pour exclure les femmes, les Templiers pour justifier l’arbitraire royal, Napoléon pour chanter l’homme providentiel, la “fille aînée” pour tracer des frontières culturelles, l’antisémitisme de gauche pour faire oublier celui de droite : rien n’est innocent. Julien Théry rappelle que chaque société configure ses illusions selon ses peurs et ses besoins. À ce titre, les pages sur le rôle structurant de la Ve République dans la production d’angles morts – jusqu’au Rwanda, où la responsabilité française fut “lourde et accablante” sans être intentionnelle – sont parmi les plus utiles : elles montrent que la boîte noire de l’État contemporain, à sa manière, fabrique des mythes aussi puissants que ceux de l’Ancien Régime.
On l’aura compris : si ce livre “en finit” avec des idées fausses, c’est en refusant la jubilation du simple “debunk”. Le ton n’est aucunement punitif ; il est pédagogique au sens noble, attentif aux effets de contexte, riche en exemples, sans jamais s’y perdre. On sort de la lecture avec moins de certitudes et davantage d’outils : un petit répertoire de réflexes – dater l’apparition d’un slogan avant de s’y fier, identifier à qui il profite, distinguer l’événement de sa mise en récit, admettre qu’une erreur peut être plus instructive qu’une vérité mal comprise… À ceux qui demandent à l’histoire de fournir des identités prêtes-à-porter, Julien Théry oppose l’inconfort productif de la complexité. Et c’est peut-être la meilleure promesse d’un tel ouvrage : rendre au passé sa densité, pour ne plus s’en servir comme d’un paravent.
Jonathan Fanara

En finir avec les idées fausses sur l’Histoire de France, Julien Théry –
L’Atelier, 17 octobre 2025, 208 pages

Laisser un commentaire