La Guerre des mots, la vérité énuclée

« Le POTUS se situe du côté de la séduction immédiate, de la bravade subjective. Vladimir Poutine, lui, penche vers le rationnel falsifié, la pseudo-objectivité, le logos capté au service d’un État. Deux styles, deux falsifications. »

Bref mais incisif, La Guerre des mots prend le langage à bras-le-corps pour mieux énoncer nos temps troubles. Philologue, philosophe et académicienne, Barbara Cassin sonde Donald Trump, Vladimir Poutine et leurs ersatz européens à travers le maniement des mots. Son diagnostic ne souffre aucune ambiguïté : la langue est une arme propre à façonner notre perception du réel.

Donald Trump n’a pas les « meilleurs mots », contrairement à ce qu’il proclame fièrement (« I am very highly educated. I know words. I have the best words »). Il en a peu. Très peu même. Les linguistes calculent qu’il dispose d’un vocabulaire actif de 2 000 à 3 000 mots seulement, soit l’équivalent d’un élève de 11 ans. Un lexique élémentaire, gorgé de répétitions : great, stupid, fake, bad, win. Mais comme le note Barbara Cassin, cette pauvreté est stratégique. Donald Trump simplifie à l’extrême, parle en phrases courtes sujet-verbe-objet, compréhensibles par les plus jeunes. Plus encore, il enchaîne les anacoluthes, ces ruptures syntaxiques que la rhétorique antique appelait an-akolouthon – « ce qui ne suit pas ». Ce style erratique, l’auteure le lit comme « une suite des idées dépendant non de la logique mais de l’instinct et de l’instant ». Le président américain ne raisonne pas, il performe. Et ses mensonges se révèlent en plein jour : ils deviennent hyperboles véridiques. Tony Schwartz l’a écrit pour lui dans The Art of the Deal (1987) : « La clef de ma promotion, c’est la bravade. Je joue avec les fantasmes des gens. » Exagérer, c’est séduire, créer du désir, aimanter le futur. Barbara Cassin en conclut que nous sommes entrés dans « l’ère revendiquée de la post-vérité ». 

À l’opposé, Vladimir Poutine pratique une langue polyphonique, diversifiée, presque stratifiée. Il sait manier le russe standard, l’Histoire épique, la langue de bois soviétique, le jargon technocratique. Mais il peut aussi plonger dans le mat, cet argot des bas-fonds, violent, familier, qu’il a appris dans les arrière-cours de Leningrad. C’est ce qui le rend insaisissable. Autre trait caractéristique : le stiob, cet humour soviétique cynique, noir, ambigu, où il est « presque impossible de savoir si l’auteur est sérieux ou ironique ». Cet art de l’ambivalence lui permet de brouiller les pistes, de faire de la contradiction un style. Quand il proclame que l’Occident est « l’Empire du mensonge », il oppose au fake trumpien une vérité d’État, morale et quasi religieuse.

C’est ici que les deux se rejoignent. Tous deux détruisent la vérité classique, l’adéquation entre les faits et le discours. Donald Trump la remplace par le fake et le storytelling. Barbara Cassin rappelle d’ailleurs cet instant fondateur : la conseillère Kellyanne Conway parlant de « faits alternatifs » pour justifier les chiffres gonflés de l’investiture de 2017. Le POTUS se situe du côté de la séduction immédiate, de la bravade subjective. Vladimir Poutine, lui, penche vers le rationnel falsifié, la pseudo-objectivité, le logos capté au service d’un État. Deux styles, deux falsifications.

Mais quelle est, au juste, la place laissée à l’Europe, dans cette « guerre des mots » ? « Ce qui est le plus marquant aujourd’hui, c’est la nouvelle cible, constante et courante : l’Europe. » Pour Trump comme pour Poutine, elle apparaît à la fois faible et essentielle, toujours décrite comme un vieux continent épuisé, cultivé mais impuissant. L’Ukraine est en quelque sorte l’incarnation de cette bataille. Pour Poutine, l’Ukraine n’existe pas. L’Europe s’en servirait comme d’un « bélier ». Là où Trump va flatter l’America First, le chef du Kremlin justifie la guerre au nom de l’unité historique de la Russie et des Slaves. Dans les deux cas, l’Europe devient un champ d’affrontement symbolique.

Barbara Cassin ne manque pas de relier ces pratiques discursives aux traditions philosophiques et littéraires : la sophistique grecque, Protagoras et son relativisme, mais aussi la critique moderne, les aspérités orweliennes. On pense évidemment à la novlangue (1984) : simplification lexicale, inversion des mots (« War is peace »). À Hannah Arendt, qui analysait déjà le mensonge politique comme stratégie de domination. À Victor Klemperer, qui montrait, dans LTI, comment la langue du IIIᵉ Reich façonnait les esprits par contamination lexicale. Barbara Cassin s’inscrit dans cette lignée, mais elle y ajoute un regard philologique : scruter les mots, leur histoire, leurs usages, pour mieux comprendre la marche du présent.

En conclusion, l’auteure appelle à une résistance par la culture. Non pas une nostalgie des grands récits, mais une vigilance active, un refus de laisser les mots être confisqués par le pouvoir. Elle opère la démonstration, en moins de 200 pages, que la guerre du XXIᵉ siècle se joue d’abord dans la langue : entre le fake trumpien et ses termes prohibés, le mat poutinien et ses arguments historiques fallacieux et, enfin, cette Europe fragile, divisée et aux discours timorés, il s’agit de défendre le terrain du sens. Surtout que Le Pen, Meloni, Milei et consorts apprennent rapidement de leurs « aînés ».

Fiche produit Amazon

Jonathan Fanara


La Guerre des mots, Barbara Cassin – Flammarion, octobre 2025, 176 pages


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