
Lorsqu’Alien, le huitième passager surgit sur les écrans américains au printemps 1979, personne n’imaginait que ce huis clos spatial deviendrait bientôt un monument canonisé, à la croisée de la science-fiction et de l’horreur. Les cris dans les salles, l’angoisse latente qui s’installe dès les premières scènes et le surgissement d’une créature biomécanique restée iconique allaient durablement bouleverser le rapport du public aux monstres de cinéma. Depuis, l’univers d’Alien n’a cessé de s’enrichir, sur différents médiums, se renouvelant à chaque nouveauté, jusqu’à devenir une franchise tentaculaire où se mêlent créateurs plus ou moins visionnaires, héroïnes hors normes et questionnements philosophiques et sociétaux.
En mai 1979, les cinémas américains voient déferler un raz-de-marée de terreur : les spectateurs hurlent, d’autres sortent des salles en courant, ou manquent de défaillir. Aux antipodes des grandes sagas populaires qui émergent à l’époque, Ridley Scott façonne un film inquiétant et radical, qui surprend tout le monde. Son nom : Alien, le huitième passager. Un long métrage qui va progressivement s’imposer comme l’un des plus grands classiques de la science-fiction horrifique, grâce à une réalisation crépusculaire et à une créature aussi séminale qu’inoubliable.
Nous sommes alors à l’aube de la révolution du blockbuster. Avec Les Dents de la mer (1975), Steven Spielberg a déjà prouvé qu’un film d’épouvante grand public était possible, à condition qu’il soit soutenu par une sortie nationale et une vaste campagne publicitaire. Dans la foulée, La Guerre des étoiles (1977), avec ses produits dérivés et son marketing expansif, est venu confirmer l’attrait lucratif de la science-fiction, ouvrant la voie à toutes sortes de projets spatiaux. Les grands studios, flairant la manne, se mirent en quête du prochain carton. La 20th Century Fox décide alors de conjuguer l’efficacité horrifique d’un Jaws avec la promesse d’aventures intergalactiques portée par Star Wars, convaincue qu’il y a là un créneau à prendre. C’est ainsi que naquit le projet Alien.
Mais si Alien coche d’emblée ces deux cases – faire sursauter et nous propulser dans l’espace –, il ne ressemble en rien à un produit « populaire » lisse et fédérateur. Au contraire, il se caractère par une ambiance sépulcrale, presque sale, radicale. Un équipage est enfermé dans un vaisseau rétro-futuriste labyrinthique et peu avenant, dans lequel Ridley Scott s’apprête à lâcher un monstre invincible, mû par un inexorable instinct de prédation. Simple mais terriblement efficace, car magistralement exécuté.
Cargo spatial décrépit, plongé dans l’obscurité et traversé de conduits en tous genres, le Nostromo exerce une fascination anxiogène immédiate sur les spectateurs. Ridley Scott aventure sa caméra à travers ses couloirs, étroits et cernés de plafonds bas. Conçu dans les studios londoniens de Shepperton, le vaisseau possède une architecture froide et étouffante, qui participe grandement d’un sentiment claustrophobique. Ceux qui y prennent place n’ont rien de vedettes hollywoodiennes glamour : les « camionneurs de l’espace », collection de gueules cassées, s’activent presque contraints, baragouinent, se plaignent de leur salaire et ne se distinguent pas particulièrement par leur bravoure. Seule Sigourney Weaver, quasi débutante, tranche ; elle crève l’écran dans le rôle d’Ellen Ripley.
Pour donner à ce Dix Petits Nègres de l’espace sa pleine mesure, l’équipe de production s’en remet au plasticien suisse Hans Ruedi Giger. Célèbre pour son univers « biomecanoïde » où organique et mécanique se fondent en visions cauchemardesques, l’homme a carte blanche : il imagine un vaisseau extraterrestre dont l’intérieur ressemble à un squelette fossile, avec des parois osseuses et de gigantesques sculptures. Et surtout, il réinvente le cycle de vie d’un alien parasite grâce à une série de formes successives. De l’œuf translucide au facehugger qui s’agrippe au visage pour implanter une larve, puis au chestburster surgissant du ventre de sa victime, jusqu’à une forme adulte visqueuse, androgyne et effroyable. L’idée de contamination corporelle confine à l’horreur psychologique. L’organisme finit par muer en un xénomorphe adulte, silhouette élancée sans yeux, muni d’une double mâchoire et d’une longue queue. Un cauchemar d’environ deux mètres, rarement entièrement visible à l’écran, qui porte l’effroi à son firmament.
Parmi les mutations de la créature, il y a donc l’extirpation du parasite depuis le corps de son hôte. Cette scène du chestburster, particulièrement impressionnante, mérite certainement que l’on s’y attarde. John Hurt se crispe, se tord de douleur, tandis que l’alien perce sa cage thoracique. Les acteurs, pour la plupart, ne savaient pas à quoi s’attendre lors du tournage : l’explosion d’hémoglobine, les boyaux et la marionnette articulée rendent la séquence plus brutale et réaliste que tout ce qui avait été vu jusque-là. Ridley Scott suscite une authentique réaction de terreur de la part de ses comédiens. Le choc fera date.
Voilà l’équipage condamné, presque mort-vivant, dans un vieux vaisseau perdu dans l’infini spatial. Un tueur invisible les traque un à un, dans un silence assourdissant ; le moindre bruit métallique accentue une tension déjà bien palpable. L’impuissance se traduit de toutes les manières : les camionneurs sont décimés, la créature se fond dans le décor et, en cas de blessure, son sang acidifié constitue une menace tout aussi périlleuse que sa mâchoire interne. L’inconnu, l’altérité, la monstruosité surgit du néant cosmique avec une capacité de nuisance insoupçonnée.
L’autre entité antagoniste du film n’est autre que la société qui emploie les astronautes. La compagnie Weyland se moque du sacrifice humain tant qu’il lui est loisible de récupérer l’extraterrestre. Sa logique est comptable et dénuée de scrupules. Et ses machines, elles aussi, s’avèrent plus cruelles que protectrices : l’ordinateur de bord, surnommé « Maman », relaie aveuglément des ordres qui mèneront l’équipage à sa perte. Le plan est clair, et sans échappatoire pour ceux qui en ignorent longtemps les éléments.
Heureusement, il y a Ellen Ripley. Courageuse, pleine d’intuition, elle assoit une féminité héroïque. Leader naturel du Nostromo, elle est par exemple la seule à avoir le réflexe de respecter le protocole de quarantaine. Son autorité s’impose rapidement. Elle sera la « final girl » popularisée par les films d’horreur. Mais la comparaison s’arrête toutefois là : ce n’est pas une victime fuyante, mais une combattante pugnace, prête à détruire le Nostromo et court-circuiter les projets de la compagnie pour sauver sa vie et expulser le monstre dans le vide cosmique.
Le succès est immédiat. Alien gagne la reconnaissance de la critique et se verra couronné par un Oscar des meilleurs effets spéciaux. Il faudra pourtant attendre sept ans avant d’en voir la suite…
En 1986, James Cameron, déjà remarqué avec Terminator, leste d’une approche plus musclée l’univers noir initié par Ridley Scott. Dans Aliens, le retour, il multiplie les monstres, regroupés en une colonie organisée en ruche, et introduit la Reine xénomorphe, figure gigantesque responsable de la pérennité de l’espèce. Sur le plan humain, Ellen Ripley se révèle plus forte, aussi bien physiquement que mentalement. Ses sentiments protecteurs envers une orpheline nommée Newt résonnent avec sa maternité empêchée et apportent un supplément d’âme au pur film d’action qu’a imagé James Cameron. L’héroïne, bientôt équipée d’un exosquelette, affrontera la bête mère dans un duel final d’anthologie. Aliens consolide au passage son aspect « franchise ».
Un troisième acte plus sombre et sacrificiel, un quatrième en mutation avec l’arrivée du néomorphe. En 1992, Alien 3 renoue avec le registre claustrophobe du premier : exit la surenchère de l’action, place à un univers carcéral asphyxiant où Ellen Ripley atterrit parmi des prisonniers. Le scénario, teinté de nihilisme, s’ouvre par l’élimination des personnages majeurs d’Aliens. David Fincher, alors novice au cinéma, hérite d’un tournage difficile, bardé de contraintes et d’écueils. Le film s’attarde sur la notion de sacrifice : l’Alien ne détruit plus Ripley parce qu’elle porte en elle un embryon de reine, et l’héroïne conclut l’histoire en se donnant la mort, bouleversant une partie du public.
La Fox ne lâche pas sa poule aux œufs d’or. En 1997, Alien, la résurrection est confié à Jean-Pierre Jeunet, qui doit ressusciter Ripley sous la forme d’un clone mi-humain, mi-xénomorphe. Le résultat, ambivalent, offre des pistes inédites, notamment ce nouveau-né hybride dont l’apparence plus « humaine » divise les fans. Malgré tout, Sigourney Weaver, très charismatique, reste le pivot inamovible de la saga, véritable légende de la science-fiction.
Après quelques tentatives de crossovers peu convaincants, c’est Ridley Scott lui-même qui revient, en 2012, explorer les origines du monstre avec Prometheus, puis revisiter le xénomorphe dans Alien: Covenant (2017). Les effets spéciaux numériques permettent alors de rejouer la scène de la créature naissante avec un réalisme encore plus troublant. Le cinéaste britannique s’intéresse à l’idée de la création, mais aussi aux hybrides. Il questionne la frontière entre l’humain et l’entité artificielle. Les fans restent partagés entre la nostalgie de l’angoisse viscérale du premier opus et une forme de curiosité pour cet approfondissement mythologique.
Malgré les transformations successives de la bête, c’est toujours l’alchimie unique du premier Alien qui trouble et fascine le plus : un vaisseau-prison, un équipage ordinaire, une créature meurtrière et une héroïne combattant son destin. Ce film à l’esthétique crasseuse a influencé des générations d’artistes, de cinéastes et de concepteurs de jeux vidéo. Il a réinventé la place de la femme dans les récits d’action et démontré que l’horreur pouvait se dérouler dans l’espace tout en restant intelligemment ancrée dans les tourments les plus humains (la peur de la maladie, de la gestation forcée ou encore de la déshumanisation par les grandes firmes).
Près de cinq décennies après sa sortie, l’univers d’Alien ne cesse de se réinventer. En 2024, un septième chapitre, Romulus, réalisé par Fede Álvarez et supervisé par Ridley Scott, est venu s’ajouter à la filmographie, avec un certain succès, preuve que cette saga n’a pas dit son dernier mot…
Jonathan Fanara

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