« Le scénario nous rappelle que derrière l’image dorée d’une ruée mythique se cache une suite ininterrompue de catastrophes humaines : exodes interminables par le Panama ou le Cap Horn, émeutes ethniques où Français et Irlandais s’affrontent pour quelques parcelles, guerres civiles miniatures dans les faubourgs de Sacramento… »
Mai 1848. Un éclat doré remonte du lit de l’American River, et tout vacille. Ce n’est pas seulement la Californie qui bascule, mais l’idée même de l’Amérique, ce pays encore jeune qui s’invente dans la poussière et le tumulte. Dans La Ruée vers l’or, one-shot publié aux éditions Glénat, Luca Blengino et David Goy racontent, épaulés par le dessin nerveux et foisonnant de Roberto Meli et le regard d’historien de Farid Ameur, l’histoire de ce moment de bascule. Une épopée, certes, mais sans illusions, où les promesses de fortune se muent vite en chaos urbain.
Tout commence avec Samuel Brannan. Plutôt que de courir discrètement les rivières, il colporte dans les rues de San Francisco l’heureuse nouvelle : l’American River renferme un trésor qui pourrait changer la vie de ceux qui se donneraient la peine de le recueillir. Mais derrière cette annonce se cache un calcul froid, presque cynique : mieux vaut vendre des pelles, des bottes, des casseroles et des tamis que de se briser le dos à creuser dans le sable et la boue. Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’or traduit sans filtre l’extrême avidité des hommes, l’opportunisme de ceux qui savent transformer la fièvre en un commerce lucratif. « Je vendais 15 dollars des outils qui, deux mois plus tôt, ne valaient que quelques cents. »
La bande dessinée déroule alors une fresque proprement vertigineuse. La Californie n’est encore qu’une terre sans lois où chacun s’approprie un morceau de rivière plus ou moins comme il l’entend. On traverse des villes de bois qui flambent, des mines industrielles qui défigurent les paysages, des ruelles grouillantes où se côtoient bordels, fumeries d’opium, saloons et banques de fortune. L’or attise les convoitises et charrie tout ce que l’humanité compte de rêveurs : les Européens qui fuient la famine, les Mexicains lassés par la précarité, les Américains soucieux de faire fortune à peu de frais. Roberto Meli s’attarde autant sur l’ampleur des foules que sur la crispation d’un visage, sur la brutalité d’une pendaison publique comme sur l’énergie des marchés bondés. Chaque case semble renvoyer à la même idée : l’Amérique ne se construit pas dans l’ordre, mais dans l’improvisation, la poussière et le sang.
Le scénario nous rappelle que derrière l’image dorée d’une ruée mythique se cache une suite ininterrompue de catastrophes humaines : exodes interminables par le Panama ou le Cap Horn, émeutes ethniques où Français et Irlandais s’affrontent pour quelques parcelles, guerres civiles miniatures dans les faubourgs de Sacramento… Chaque page vient fissurer davantage la légende pour en révéler la vérité brute : loin d’une épopée triomphale, on a plutôt affaire à un laboratoire de violence et d’opportunisme, un miroir anticipé de ce que seront les États-Unis à venir.
Il y a pourtant de l’émerveillement dans ce chaos. San Francisco surgit littéralement des flammes, renaissant des cendres comme une ville moderne, cosmopolite, industrielle, où tout semble possible. On y croise des figures flamboyantes comme Samuel Brannan, marchand visionnaire devenu politicien fourbe, ou Charles Lawrence Robinson, médecin idéaliste qui rêve de justice et finit broyé par la machine du pouvoir. Autour d’eux se déploie une humanité bigarrée, migrants venus d’Europe ou d’Asie, aventuriers et déserteurs, commerçants et prédicateurs. La ruée vers l’or apparaît alors comme une matrice : un moment où se dessinent à la fois la promesse d’ascension et l’injustice structurelle, l’ouverture cosmopolite et la violence identitaire.
La Ruée vers l’or conjugue le souffle romanesque d’une grande bande dessinée d’aventure et la précision d’une chronique historique. On y sent la main de l’historien autant que celle du conteur. En 56 pages, l’album déploie un récit dense, tendu, qui ne cherche jamais à embellir les événements mais qui, en restituant fidèlement la rugosité des faits, atteint une puissance d’évocation souvent glaçante. Au-delà de la Californie, c’est une réflexion sur l’Amérique en train de naître que propose cet album : une Amérique d’opportunités et de violences, d’illusions et de ruines, où le mythe se forge dans la boue et la poussière d’or.
Jonathan Fanara

La Ruée vers l’or, Luca Blengino, David Goy, Roberto Meli et Farid Ameur –
Glénat, 24 septembre 2025, 56 pages

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