« Loin d’une hagiographie, Leur Orson Welles met au jour les contradictions d’un créateur à la fois tyrannique et généreux, solitaire et profondément collectif. Un homme cultivé, grand lecteur, capable de débattre sur la politique française et européenne. Mais aussi un professionnel désireux d’accumuler les plans et les raccords nécessaires, se réservant la liberté d’assembler plus tard. »
Un metteur en scène hors norme, méticuleux, tantôt tyrannique, tantôt galvanisant, que ses collaborateurs décrivent à la fois comme un génie et un ogre. Dans Leur Orson Welles – Grands entretiens, Jean-Pierre Berthomé et François Thomas donnent la parole à ceux qui ont accompagné le réalisateur de Citizen Kane, permettant à l’artiste de renaître à travers le prisme de leurs voix multiples. L’ouvrage est à découvrir aux éditions Les Impressions nouvelles.
Figure mythique du cinéma, émergente dès ses vingt ans, réalisateur de l’avant-gardiste Citizen Kane, Orson Welles a bouleversé les codes avant même d’avoir appris à composer avec eux. Mais son œuvre, aussi fragmentée qu’éblouissante, ne se comprend peut-être pleinement qu’à travers la constellation humaine qui l’entourait : producteurs fidèles, techniciens passionnés, comédiens prêts à le suivre jusqu’au bout du monde.
C’est à cette chorale de voix que s’intéressent Jean-Pierre Berthomé et François Thomas. Leur livre rassemble une série d’entretiens passionnants, menés sur plus de vingt ans, en France, en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis. On y croise Richard Wilson, l’assistant de production qui évoque la panique suscitée par La Guerre des mondes ; Jeanette Nolan, qui raconte un Macbeth remodelé à la hache par Welles, suscitant railleries mais ouvrant des perspectives inattendues ; Edmond Richard, directeur de la photographie du Procès, qui se souvient d’un cinéaste exigeant la lumière comme on sculpte la matière. Chaque témoignage porte la marque d’un Welles singulier : magicien, improvisateur, bricoleur inspiré, mais aussi chef de troupe charismatique et soucieux de son art.
Les pages regorgent d’anecdotes concrètes, qui ramènent le mythe à hauteur d’homme : Orson Welles bricolant des décors avec les moyens du bord, soupesant les objectifs pour transformer la perception de l’espace ou encore réveillé à l’aube pour repartir sur le plateau, toujours animé par l’urgence d’inventer. Ce portrait collectif le montre tel qu’il était : incapable de la demi-mesure, trouvant une forme d’équilibre dans la dispersion, sautant d’un projet à l’autre avec la même ferveur.
Sur la célèbre émission radiophonique La Guerre des mondes et l’intervention d’Orson Welles devant les journalistes qui suivit, Richard Wilson note : « Nous avons appris par bribes l’impact qu’elle avait eu. Des auditeurs, un peu partout sur le territoire américain, l’avaient prise au sérieux. Les dirigeants de CBS ont eu peur que l’affaire ne se retourne contre eux. […] Cette conférence de presse, cette protestation d’innocence, c’est peut-être le plus beau numéro d’acteur de sa vie. »
Mais l’entretien le plus édifiant est peut-être celui mené avec la productrice Dominique Antoine. « À la fin de sa vie, c’était un artiste japonais… », indique-t-elle, constatant qu’il lui fallait alors peu pour tourner : petites équipes, éclairages minimalistes, effets de lumière artisanaux… Un portrait qui nuance sa réputation de metteur en scène dispendieux. Mieux : plutôt que d’aller chercher un gros studio, Orson Welles vivait de talk-shows, de pubs, d’apparitions télévisées et d’une myriade d’amis qui lui avançaient de quoi continuer. Résultat : une indépendance chèrement payée (multiplication de petits créanciers, trésorerie fragile), mais une liberté créative maximale. « Producers don’t exist for me, just bankers » : le cinéaste veut des fonds, certes, mais pas d’ingérence. D’où l’évitement des contrats et la préférence pour l’autoproduction partielle.
Par ailleurs, ce que révèle surtout l’ouvrage, c’est l’empreinte qu’Orson Welles a laissée sur ses collaborateurs. Tous disent avoir été transformés, parfois épuisés, mais toujours stimulés par cette force qui dépassait les règles, les budgets et les conventions. Loin d’une hagiographie, Leur Orson Welles met au jour les contradictions d’un créateur à la fois tyrannique et généreux, solitaire et profondément collectif. Un homme cultivé, grand lecteur, capable de débattre sur la politique française et européenne. Mais aussi un professionnel désireux d’accumuler les plans et les raccords nécessaires, se réservant la liberté d’assembler plus tard. Une pratique qui dilate le temps de post-production, et donc les coûts financiers. Avec lui, la dérive temporelle, plus que l’orgie de moyens, explique l’addition.
En réunissant toutes ces voix, Jean-Pierre Berthomé et François Thomas accomplissent plus qu’un travail d’historien : ils restaurent la mémoire vivante d’un artiste souvent jugé insaisissable. On referme le livre comme on sort d’une salle obscure après un film de Welles : étourdi, conquis, parfois agacé, mais avec un regard inévitablement changé.
Jonathan Fanara

Leur Orson Welles – Grands entretiens, Jean-Pierre Berthomé et François Thomas –
Les Impressions nouvelles, septembre 2025, 256 pages

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