« Francis Dupuis-Déri nous explique l’astuce des élites consistant à inventer une fiction de toutes pièces. La souveraineté du peuple exercée par procuration. Élire des représentants fut présenté comme l’expression du pouvoir populaire, alors que pendant des siècles l’élection avait été considérée comme un mécanisme aristocratique, ne sélectionnant que « les meilleurs ». Le tirage au sort, emblème athénien de l’égalité, fut ainsi relégué dans l’oubli. »
Dans son essai Démocratie, aujourd’hui réédité aux éditions Lux, le chercheur franco-canadien Francis Dupuis-Déri entreprend de retracer la généalogie d’un terme qui, d’Athènes à nos parlements actuels, n’a cessé de changer de sens et de visage, au point de désigner aujourd’hui le contraire de ce qu’il signifiait jadis. C’est moins une histoire des institutions qu’une sorte d’archéologie du langage politique : une enquête historique et rhétorique sur la manière dont un mot honni a été retourné en fétiche, puis instrumentalisé jusqu’à devenir l’emblème de tous les régimes dits respectables.
Dans la Grèce antique, démocratie ne désignait rien d’autre que le pouvoir direct du peuple assemblé. Les citoyens, tirés au sort, gouvernaient eux-mêmes, sans intermédiaires. Aux yeux des philosophes, c’était une aberration : Aristote, Cicéron et tant d’autres ne voyaient dans cette foule qu’un monstre irrationnel, prompt à se laisser séduire par les démagogues et à saper la stabilité sociale. Pendant deux millénaires, le mot resta péjoratif, synonyme de désordre et de tyrannie de la majorité pauvre sur la minorité riche.
Les révolutions américaine et française ne firent pas exception : leurs élites patriotes, bien qu’hostiles à la monarchie, redoutaient davantage encore l’assemblée populaire. John Adams parlait d’« inconsistance » ou de « débauche », Barnave de « subversion » ou de « fléau ». James Madison craignait pour la propriété privée. Pour eux, la démocratie s’apparentait à un cauchemar. Leur idéal était républicain : un régime mixte, fondé sur la séparation des pouvoirs, gouverné par des représentants vertueux, souvent issus des classes aisées. Le peuple proclamé souverain n’était convié qu’aux urnes – et encore, à intervalles rares.
Francis Dupuis-Déri cite d’ailleurs, à dessein, Jean-Jacques Rousseau, édifiant quant aux tensions dont la démocratie contemporaine demeure porteuse : « La volonté ne se représente point. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants […]. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. »
Le langage comme arme politique
L’auteur en atteste amplement : l’histoire de la démocratie est d’abord une affaire de mots. Nommer, c’est dominer. Au XVIIIe siècle, le terme démocratie faisait office d’insulte, tandis que république ou fédéraliste valaient brevets de légitimité. Mais au XIXe siècle, le mot change de camp : bannis du vocabulaire officiel, certains républicains français s’en réclament par défi ; aux États-Unis, les partisans de Jefferson ou d’Andrew Jackson se baptisent « démocrates » pour se poser en défenseurs du « vrai peuple » contre l’aristocratie financière. Peu à peu, la démocratie devient un talisman, un mot dont nul parti ne peut se passer.
Cette manipulation lexicale n’a rien de neutre : elle transforme une idée redoutée en idéal consensuel. Comme l’écrivait Guizot après les événements révolutionnaires de 1848 : « Tel est l’empire du mot démocratie que nul gouvernement, nul parti n’ose vivre, et ne croit le pouvoir, sans inscrire ce mot sur son drapeau. »
Aussi, Francis Dupuis-Déri nous explique l’astuce des élites consistant à inventer une fiction de toutes pièces. La souveraineté du peuple exercée par procuration. Élire des représentants fut présenté comme l’expression du pouvoir populaire, alors que pendant des siècles l’élection avait été considérée comme un mécanisme aristocratique, ne sélectionnant que « les meilleurs ». Le tirage au sort, emblème athénien de l’égalité, fut ainsi relégué dans l’oubli.
« Quel est ce mystère théologique, cette opération alchimique, faisant que votre souveraineté, un dimanche tous les cinq ou sept ans, devient un fluide qui parcourt tout le pays, traverse les urnes et en ressort le soir sur les écrans de la télévision avec le visage des « représentants du peuple » ou du Représentant du peuple, le monarque intitulé « président » ? Il y a là une opération visiblement surnaturelle, que l’on n’a jamais essayé de fonder ou même d’expliquer. On se borne à dire que, dans les conditions modernes, la démocratie directe est impossible, donc qu’il faut une démocratie représentative. »
Pour Francis Dupuis-Déri, cela ne fait pas un pli : cette « pensée magique » vaut essentiellement pour les avantages politiques qu’en tirent ceux qui incarnent le pouvoir.
Agoraphobie et agoraphilie politiques
Durant sa démonstration, l’auteur oppose deux visions irréconciliables. L’agoraphobie politique des élites, nourrie de la peur du désordre, de la manipulation et du nivellement social. Et l’agoraphilie politique, moins répandue, qui insiste au contraire sur la rationalité possible des assemblées populaires, sur la tendance démagogique des élites elles-mêmes et sur l’idée que toute communauté peut s’auto-organiser. L’expérience des assemblées médiévales, des conseils autochtones ou des sociétés villageoises montre que le peuple peut bel et bien se gouverner sans intermédiaires. Mais la confusion est savamment entretenue dans les manuels scolaires (démocratie athénienne et moderne en filiation putative) et les cas de démocratie directe se voient plus ou moins jetés aux oubliettes…
Le mot contre la chose
La thèse centrale de Francis Dupuis-Déri a le mérite de la clarté : ce que nous appelons aujourd’hui démocratie n’est pas une démocratie au sens historique du terme. C’est une « aristocratie élective » ou une « république représentative » qui a gagné la bataille des mots. L’usage inflationniste du terme – « démocratie sanitaire », « démocratie des consommateurs », etc. – ne fait que souligner son succès rhétorique. Mais ce triomphe du mot masque le déficit de la chose : le peuple reste souverain en théorie, absent en pratique.
Démocratie raconte rien de moins qu’une imposture sémantique. Mais aussi, chemin faisant, une promesse trahie. Car si le mot a été confisqué, c’est que l’idée qu’il véhicule – celle d’un peuple maître de lui-même – n’a jamais cessé de fasciner, d’effrayer. En rappelant que ce sens originel survit dans les marges, dans les luttes égalitaires et dans les expériences d’assemblée, l’auteur appelle à penser autrement le lien entre langage et pouvoir. Pour mieux problématiser le gouvernement du peuple par lui-même, contre toutes les fictions qui prétendent le réaliser à sa place.
Jonathan Fanara

Démocratie, Francis Dupuis-Déri – Lux, septembre 2025, 352 pages

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