Fraternité, la belle endormie de la République ?

« Cette tension entre inclusion et hiérarchisation, entre égalité et tutelle, est au cœur de la suspicion qui pèse aujourd’hui sur les usages politiques du mot. Car en le déployant sans jamais en fixer clairement le sens, les personnalités publiques laissent le champ libre à toutes les interprétations – et partant, à tous les détournements. »

Quelque peu éclipsée par les deux autres piliers républicains, liberté et égalité, la fraternité est longtemps restée cette valeur que l’on invoque plus qu’on l’interroge. Mot doux au creux de la devise française, elle semble constituer moins un fondement qu’un ornement – une sorte d’étoffe morale qui habille le discours sans contraindre l’action. Pourtant, depuis les attentats de 2015, la fraternité est réapparue sur le devant de la scène. Elle fut proclamée haut et fort, sur les tribunes politiques comme dans les hommages républicains, unissant dans un même élan rhétorique, à diverses occasions, Nicolas Sarkozy, Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron ou Anne Hidalgo. Cette convergence, cette unanimité même, autour d’un mot censé rassembler, intrigue. Elle pourrait inquiéter.

C’est précisément ce que le livre Fraternité, publié aux éditions Anamosa, s’attache à explorer avec recul et acuité. Pourquoi cette notion, apparemment inoffensive et chaleureuse, suscite-t-elle un tel malaise dès lors qu’elle est mobilisée dans l’espace public contemporain ? L’auteur ne fait pas que constater son retour : il en dissèque les ressorts, met en lumière ses zones d’ombre, ses impensés, ses usages ambigus, et parfois mêmes suspects.

La fraternité est un vocable faussement candide. Il cache, selon l’auteur, deux grandes ambiguïtés. La première est celle de son extension : qui est inclus dans la communauté des “frères” ? En d’autres termes, qui est éligible à cette proximité morale et politique ? Et surtout, qui en est exclu ? Car affirmer une fraternité nationale ou civique, c’est immédiatement poser la question des “non-frères” – les étrangers, dissidents, migrants ou même classes sociales antagonistes. La seconde ambiguïté est relationnelle : cette fraternité suppose-t-elle une égalité stricte entre tous, ou se construit-elle sur des asymétries ? L’image du “petit frère” – infantile, dépendant, à protéger mais aussi à dominer – n’est jamais loin. Cela suppose une hiérarchie implicite.

Cette tension entre inclusion et hiérarchisation, entre égalité et tutelle, est au cœur de la suspicion qui pèse aujourd’hui sur les usages politiques du mot. Car en le déployant sans jamais en fixer clairement le sens, les personnalités publiques laissent le champ libre à toutes les interprétations – et partant, à tous les détournements.

Arthur Duhé le rappelle : la fraternité n’est pourtant pas qu’un idéal flou. Depuis 2018, elle s’est même frayé un chemin jusque dans le droit constitutionnel. À l’occasion de l’affaire Cédric Herrou – cet agriculteur poursuivi pour avoir aidé des migrant·e·s à la frontière –, le Conseil constitutionnel a reconnu que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle, au même titre que la liberté ou l’égalité. Ce revirement donne un poids juridique à une valeur jusqu’ici essentiellement cantonnée au registre symbolique. Elle devient, en quelque sorte, un principe d’action, au nom duquel on peut justifier des engagements concrets, y compris lorsqu’ils s’opposent aux lois ordinaires existantes.

La fraternité a été invoquée dans d’autres contextes – par exemple en 2023, pour restreindre le stockage de déchets radioactifs, au nom de la solidarité intergénérationnelle. Ainsi, ce qui était jadis une figure de rhétorique glisse vers une forme de normativité juridique. Mais cette “montée en droit” n’efface pas les ambiguïtés initialement pressenties : elle les rend, au contraire, plus sournoises.

Aux origines : promesses et trahisons

La Révolution française de 1789, qui a accouché de cette devise à trois têtes, portait une vision presque mystique de la fraternité. Celle-ci s’incarnait dans des gestes – banquets fraternels, serments collectifs – et dans un rejet de l’autorité monarchique paternelle, au profit d’une horizontalité citoyenne. Mais comme le rappelle Arthur Duhé, très vite cette utopie a vacillé. Sous la Restauration puis la Monarchie de Juillet, la fraternité s’est vue recyclée dans un vocabulaire monarchique, Louis-Philippe se rêvant “père de famille” tout en célébrant l’unité fraternelle du peuple. Déjà, l’idée d’une fraternité égalitaire se heurtait à la tentation du paternalisme.

La révolution de 1848, en France comme dans le reste de l’Europe, a donné un second souffle au mot. La fraternité des peuples, l’internationalisme romantique… autant d’élans généreux, bientôt brisés par les logiques de classe. En France, les journées de Juin 1848, où des milliers d’ouvriers furent massacrés, signèrent le premier grand fratricide républicain. Marx et Engels y virent le dévoilement brutal d’une hypocrisie : la fraternité proclamée n’était qu’un écran de fumée pour masquer les intérêts de la bourgeoisie.

C’est peut-être dans les colonies françaises que la fraternité révèle avec le plus de cruauté sa nature ambivalente. À La Réunion, en 1848, l’esclavage est certes aboli, mais les hommes “libres” sont traités comme des enfants à éduquer, à surveiller. Le commissaire Sarda Garriga leur concède des droits tout en limitant leur autonomie, les contraignant à travailler pour leurs anciens maîtres. La fraternité devient alors une intégration hiérarchisée, une inclusion sous tutelle. En Algérie, la logique est plus brutale encore : les colonisés ne sont pas considérés comme des frères, mais comme des corps étrangers. La fraternité y fait figure de frontière invisible mais infranchissable.

Sororité, adelphité : les métaphores concurrentes

Face aux limites conceptuelles et pratiques de la fraternité, le féminisme a proposé une autre voie : celle de la sororité. Apparue dans les années 1970, notamment dans les mouvements américains, elle vise à créer un lien d’unité entre femmes, contre les oppressions sexistes. Mais là encore, l’unité proclamée peut masquer des rapports de domination internes, comme le souligne bell hooks. Par ailleurs, peut-on vraiment mettre sur un même plan le combat d’une WASP embourgeoisée et celui d’une descendante d’esclaves vivant dans un ghetto criminogène ? La sororité, à son tour, est une image à manier avec précaution – puissante, mais potentiellement excluante.

Certaines voix préfèrent aujourd’hui parler d’adelphité, un terme neutre du point de vue du genre, qui entend dépasser les binarismes tout en conservant l’idée d’un lien horizontal. Mais ici encore, le langage révèle ses limites…

Finalement, et c’est ce qu’énonce l’opuscule, c’est dans son statut même que la fraternité doit être repensée. L’auteur se penche ainsi sur une image opératoire plus qu’un principe. Il montre que la fraternité est une manière d’unir symboliquement ceux qu’aucun lien réel ne relie. Elle est puissante, car elle touche à l’affectif, mais elle est aussi dangereuse, car elle peut être instrumentalisée. Elle inspire des révolutions comme elle légitime des répressions. Elle fédère des opprimés mais peut aussi servir les dominants.

En ce sens, la fraternité ne saurait être une boussole morale, fixe et fiable. Elle est un outil rhétorique, un levier politique, un mot pour rêver, parfois pour tromper. Un mot dont il faut se méfier – mais auquel il n’est pas interdit de croire, à condition d’en (re)connaître les mirages et les faux-semblants.

Fiche produit Amazon

Jonathan Fanara


Fraternité, Arthur Duhé – Anamosa, 28 août 2025, 96 pages


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