« L’auteure reconstitue un système discursif, une série de mécanismes auto-réplicatifs qui déplacent sans cesse la ligne de légitimité : quand les femmes écrivent, leur autorité est immédiatement suspectée ; si leur œuvre rencontre du succès, c’est qu’elle flatte la sensibilité populaire, donc qu’elle manque de profondeur ; si elle est intellectuellement exigeante, elle doit forcément être hermétique ou désincarnée. »
Il est des censures qui ne disent pas leur nom. Pas de bannissement officiel, pas de procès d’intention ouvertement proclamé, pas de bûcher dressé sur la place publique. Pourtant, la littérature produite par les femmes a, tout au long de l’histoire, fait l’objet d’une entreprise de délégitimation patiente et persistante, aux mécanismes si bien huilés qu’ils en deviennent invisibles. C’est ce que met en lumière Joanna Russ dans Comment torpiller l’écriture des femmes, ouvrage fondamental de critique féministe paru en 1983 aux États-Unis, aujourd’hui disponible en français aux éditions Zones dans une traduction de Cécile Hermellin, avec une préface éclairante d’Élisabeth Lebovici.
L’objectif de cet essai ne souffre aucune ambiguïté : dresser un inventaire minutieux, quasi clinique, des formes que prend l’effacement des femmes dans le champ artistique, et surtout littéraire. Ce n’est pas l’histoire d’une exclusion frontale que nous raconte Joanna Russ, mais bien celle d’une neutralisation progressive, d’un affaiblissement symbolique organisé, consciemment ou non.
Et pour apporter une eau limpide à son moulin critique, l’écrivaine américaine identifie plusieurs « techniques d’effacement ». Pour la plupart informelles, elles se déploient tout au long du processus d’émergence d’une œuvre : de l’acte d’écriture lui-même à sa réception critique, en passant par les conditions sociales de sa production. Ce qui apparaît ici, c’est un enchaînement d’écueils, de mérites minimisés ou usurpés, de discrédit stylistique ou thématique, le tout dissimulant à bas bruit une domination masculine tenace.
L’écriture féminine – ou plutôt l’écriture des femmes, car Joanna Russ se garde bien d’essentialiser – se trouve ainsi sabotée dès l’origine. Le travail domestique, l’assignation à des rôles familiaux, le manque d’espace et de temps pour la création, forment les premiers obstacles. Ce constat, déjà formulé par Virginia Woolf dans Une chambre à soi (1929), est ici repris dans une perspective systémique : l’absence de conditions matérielles n’est pas une simple contingence historique, mais un rouage particulièrement robuste dans la machine de dissuasion.
Viennent ensuite, assez rapidement, les soupçons d’imposture. L’auteure énonce une série de formules récurrentes, toutes issues de discours critiques réels, et qui fonctionnent comme autant de stratégies de disqualification : « Elle ne l’a pas vraiment écrit », « Elle l’a écrit, mais c’est mineur », « Elle l’a écrit, mais ce n’est pas universel », « Elle l’a écrit, mais elle aurait mieux fait de s’abstenir »… Tout est mis en œuvre pour jeter un voile pudique sur l’écriture des femmes : elles demeurent sous-représentées dans les sélections universitaires ou les recueils littéraires, elles se voient régulièrement mal catégorisées, on ne retient d’elles que l’une ou l’autre œuvre, souvent secondaire, au mépris du reste…
Le livre explique parfaitement cette systématisation. Joanna Russ revient pêle-mêle sur les cas d’Aphra Behn, Sylvia Plath, Mary Shelley, Jane Austen ou, bien entendu, Virginia Woolf, vidée de sa substance politique par ses proches eux-mêmes. L’auteure reconstitue un système discursif, une série de mécanismes auto-réplicatifs qui déplacent sans cesse la ligne de légitimité : quand les femmes écrivent, leur autorité est immédiatement suspectée ; si leur œuvre rencontre du succès, c’est qu’elle flatte la sensibilité populaire, donc qu’elle manque de profondeur ; si elle est intellectuellement exigeante, elle doit forcément être hermétique ou désincarnée.
L’entreprise se fait plus perverse encore lorsqu’une femme parvient malgré tout à s’imposer. Elle est alors érigée en cas singulier, comme si sa réussite relevait d’une anomalie statistique. C’est ce que montre par exemple l’histoire éditoriale de George Eliot (Mary Ann Evans), qui dut publier sous pseudonyme pour être prise au sérieux, ou celle de Toni Morrison, systématiquement reléguée à une place d’auteure “afro-américaine” plutôt que d’écrivaine tout court. L’universalisme, si souvent brandi comme un critère de grande littérature, apparaît en réalité genré : il est masculin par défaut.
Cette marginalisation fonctionne aussi par le biais de la hiérarchisation des genres. Les femmes sont nombreuses à s’être illustrées dans des domaines réputés mineurs (autobiographie, roman sentimental, littérature pour enfants), ce qui justifierait en retour leur mise à l’écart des canons. Et si Comment torpiller l’écriture des femmes s’ancre évidemment dans un contexte nord-américain, et bien qu’il date de plus de quarante ans, sa pertinence demeure aujourd’hui intacte. Il n’est en effet pas interdit de penser que la critique contemporaine, même lorsqu’elle se pare de neutralité, continue de véhiculer des biais implicites. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la répartition genrée des prix littéraires, des critiques dans les grands quotidiens ou des programmes scolaires.
En France, l’ombre de la “grande littérature” masculine continue de peser. Les figures de Flaubert, Proust, Camus ou Céline priment dans l’imaginaire littéraire, tandis que Colette, Duras ou Ernaux, pourtant étudiées et reconnues, peinent à incarner la même autorité littéraire. Leur genre reste une donnée interprétative, souvent surévaluée. L’homme écrit ; la femme écrit “en tant que femme”.
Un mot enfin sur choix du terme torpiller. Tout sauf anodin, il évoque une opération souterraine, précise, létale. Les femmes ne sont pas censurées : elles se voient discréditées, contournées, noyées dans un océan de relativisation. L’acte de torpillage fait écho à une guerre symbolique où la victime est réduite au silence sans que l’agresseur ait à lever la voix. Et cela a quelque chose de glaçant.
Jonathan Fanara

Comment torpiller l’écriture des femmes, de Joanna Russ –
Zones, 21 août 2025, 224 pages

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