
Avant que ses toiles ne dévoilent aux yeux du monde leur éclat tourmenté, Vincent Van Gogh fut d’abord un enfant mélancolique, un jeune homme égaré, un frère fidèle, un croyant déçu. Dans Vincent avant Van Gogh, Sergio Salma raconte l’enfance et les jeunes années du peintre hollandais, souvent reléguées au second plan derrière la figure de l’artiste maudit. Elles jettent pourtant une lumière profuse sur la genèse de son œuvre, sur cet art habité d’une intensité humaine rare, où se lit, en filigrane, l’histoire d’un homme en quête de rédemption.
Né le 30 mars 1853 à Groot-Zundert, dans le Brabant néerlandais, Vincent est le premier fils survivant du pasteur Théodorus van Gogh et d’Anna Cornelia Carbentus. Le foyer dans lequel il grandit est, d’emblée, marqué par une ombre étrange : un an auparavant, ses parents avaient perdu un premier enfant mort-né, également prénommé Vincent. Ce frère fantôme, dont la tombe se trouve tout près de la maison familiale, plane sur le jeune garçon d’une manière à la fois insondable et insoluble. Comment ne pas voir là l’un des premiers sillons de sa douloureuse conscience de la précarité de l’existence ? Car s’il ne portraiture pas l’artiste maudit, Vincent avant Van Gogh s’intéresse de près aux fêlures qui, bientôt, caractériseront son art.
Le couple parental, pieux et rigide, nourrit ses enfants d’une foi calviniste austère, d’un amour mêlé de devoir. Vincent, enfant sérieux et taciturne, manifeste très tôt une sensibilité exacerbée, que ses parents, parfois déconcertés, peinent à comprendre. S’il entretient avec sa mère une relation relativement épanouie – il lui doit notamment son éveil au dessin et à la nature –, c’est avec son frère cadet Théo, né en juillet 1857, que va naître le lien le plus profond, le plus indéfectible de sa vie. Frères de sang, ils seront aussi frères en esprit, portés par une affection sincère et une compréhension réciproque que les années ne démentiront jamais.
Après une éducation modeste et dispersée – il passe par l’école locale puis un pensionnat à Zevenbergen, où il souffre du déracinement –, Vincent quitte tôt le cocon familial, poussé par son père à l’exil, à 16 ans. Son oncle, le marchand d’art Cent van Gogh, lui obtient un poste d’apprenti chez Goupil & Cie, maison renommée de La Haye. De là commencent ses années d’errance professionnelle, entre La Haye, Londres et Paris. Sergio Salma nous montre alors un jeune homme peu enclin aux compromissions du monde bourgeois, qui s’ennuie rapidement dans le commerce de l’art. Ce qui le saisira bien davantage, dans les rues ouvrières de Londres comme dans les faubourgs de Paris, c’est la détresse des humbles, la dignité des misérables. Il y trouve une consistance bien plus concrète que le goût parfois vulgaire des nantis pour les arts.
Vers 1876, une crise existentielle (déjà) l’amène à une foi renouvelée. Vincent se rêve pasteur, à l’image de son père, mais plus proche du Christ des pauvres que des sermons pontifiants officiels. Il se lance dans des études de théologie en pure perte, échoue au concours d’entrée à l’École de formation pastorale de Bruxelles. Nul découragement définitif cependant : son zèle l’amène en 1879 dans le Borinage, région minière belge sinistrée, où il officie comme prédicateur laïc. Là, il partage la condition des mineurs, allant jusqu’à leur donner ses maigres vêtements et son lit, vivant dans une pauvreté volontaire qui scandalise les autorités ecclésiastiques. Et provoque l’irritation de ses proches.
Ici, Sergio Salma achève le portrait d’un jeune homme ascète, soucieux des autres, mais en situation de rupture familiale – ses parents aimeraient qu’il embrasse une carrière plus conventionnelle et rémunératrice. Le jeune Van Gogh ne prêche pas du haut de sa chaire, il marche aux côtés des damnés de la terre. Cette expérience fondamentale façonnera pour toujours sa vision du monde et de l’art : l’humanité qu’il peindra sera celle des paysans courbés, des ouvriers harassés, des figures rudes mais authentiques.
Son chemin de croix spirituel, jalonné d’échecs et de remises en question, le conduit enfin à embrasser ce qui deviendra sa véritable vocation : le dessin, puis la peinture. On ne le sait pas encore, mais c’est en gestation dans le roman graphique : Vincent va se jeter à corps perdu dans l’étude des arts. Fasciné par Millet et Rembrandt, mais aussi par les estampes japonaises et la lumière du Midi, il cherchera, au-delà du réalisme, une manière de faire vibrer l’âme sur la toile.
On connaît la suite : les fièvres de la création, les amitiés orageuses, la lutte contre les démons intérieurs, la quête perpétuelle de beauté et de vérité. Mais à l’origine de cette trajectoire fulgurante et tragique, il y a « Vincent avant Van Gogh », ce jeune garçon hanté par le manque d’amour, ce fils en décalage avec les attentes de son milieu, ce croyant sincère mais déçu, qui trouva dans l’art une forme de foi nouvelle, une manière de communier avec l’humanité souffrante.
L’enfance de Van Gogh n’explique pas tout, mais elle éclaire bien des mystères. Le roman graphique de Sergio Salma, très documenté, nous permet d’en prendre la pleine mesure. Il est juste, à bonne distance, souvent touchant, toujours prêt à dévoiler un peu plus des reliefs psychologiques du futur génie de la peinture.
J.F.

Vincent avant Van Gogh, Sergio Salma – Glénat, juin 2025, 144 pages

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