La Voyageuse : l’art de filmer le rien

À quoi tient un film ? À une histoire ? À une mise en scène ? À une lumière ? Certainement pas pour Hong Sang-Soo, qui continue, film après film, à faire voler en éclats les conventions narratives et plastiques du cinéma. Avec La Voyageuse, dont Capricci et Arcadès proposent ici l’édition DVD, il signe une nouvelle variation sur ce que l’on pourrait appeler, sans ironie, le « thème du rien ». Un rien trompeur, fertile, qui questionne plus qu’il n’y paraît.

Le prétexte narratif – car le mot intrigue semblerait déjà trop fort – est d’une simplicité confondante : Iris, professeure de français improvisée et un peu à la dérive, débarque en Corée du Sud. On devine une vie en suspens, des morceaux à recoller sur une page blanche. Soutenue par un ami coréen, elle cherche à gagner sa vie en enseignant la langue de Molière à des locaux. Elle le fait sans manuel, sans structure apparente, poussant ses élèves à « exprimer de vraies choses », « pas ces phrases pour touristes » qui sonnent creux. Ici, l’apprentissage passe par l’intime, par l’émotionnel. Un exercice de sincérité qui en déstabilise plus d’un, et notamment cette élève un peu réticente à l’idée de devenir le cobaye d’une méthode aussi artisanale qu’instinctive.

Dans un décor minimaliste essentiellement constitué de petits appartements anonymes, les interactions prennent le pas sur l’action. On parle beaucoup, de tout et de rien. Des boissons coréennes, des dépenses du quotidien, des rapports filiaux… Une mère intrusive discute des frais d’électricité et du loyer avec un flegme inquiet… avant de laisser éclater une sorte de jalousie hystérique en découvrant la nature de la relation entre son fils et Iris. L’alcool accompagne et fluidifie les rapports sociaux naissants (ce n’est pas une surprise : chez Hong Sang-Soo, le soju apparaît souvent comme un déclencheur, ou un moyen de tuer le temps). Et que dire de ce moment où Iris semble flirter, presque nonchalamment, avec le mari d’une cliente ? Pas de drame, pas de scène appuyée : un simple glissement dans l’ambiguïté, capté par une caméra aussi neutre qu’implacable.

Car voilà bien le style de Hong Sang-Soo : la négation même de l’effet. Pas de construction dramatique, pas de lumière sophistiquée, pas de cadre léché. Une caméra fixe, des plans apparemment banals, parfois interrompus avec maladresse. On dirait que l’objectif a été posé là par hasard, pour laisser les personnages exister, interagir – ou pas – sous nos yeux. Dans cet apparent non-film, dans cette mise en scène délibérément dénudée, certains trouveront un génie contemplatif ; d’autres, un exercice d’austérité flirtant avec l’ennui. La Corée nous livre là un objet aussi typiquement sang-sooesque qu’insolite pour les standards hollywoodiens.

Isabelle Huppert, dans le rôle d’Iris, est une agréable surprise. Avec un jeu intériorisé, elle trouve un naturel, une légèreté, une forme de grâce un peu maladroite qui rend son personnage attachant, presque touchant dans ses errances. Si le premier tiers du film, assez répétitif, aurait sans doute gagné à être resserré (Hong Sang-Soo n’est jamais avare en bavardages), la seconde partie, centrée sur la relation entre Iris et son hôte, se révèle plus rythmée. On y touche, plus concrètement, aux reliefs humains.

Alors, oui, La Voyageuse est un film qui divisera. Une introspection minimale pour les uns, une litanie interminable pour les autres. Mais n’est-ce pas, au fond, la marque des œuvres à personnalité ? De celles qui laissent derrière elles un sillage, un doute, une question sans réponse ? Impossible de dire ce que Hong Sang-Soo a voulu nous transmettre – et c’est sans doute le plus beau compliment qu’on puisse lui faire.

Suppléments

Le livret accompagnant cette édition DVD de La Voyageuse revient sur la collaboration singulière entre Isabelle Huppert et Hong Sang-Soo, entamée en 2012 avec In Another Country. Charlotte Garson éclaire la manière dont la comédienne habite ses personnages de manière « asymptotique » : étrangère sans volonté d’intégration, flottante, plus esquisse que figure réellement incarnée. Dans La Voyageuse, l’actrice incarne Iris, professeure de français improvisée à Séoul, personnage à l’identité brouillée, mise en scène par Hong Sang-Soo dans un flou tant narratif que visuel – un cinéma du hasard et du détail, qui capte l’éphémère et laisse affleurer les non-dits.

Le livret donne également la parole à Isabelle Huppert elle-même, dans un entretien mené par Olivia Cooper-Hadjian. Elle y raconte l’extrême légèreté des tournages de Hong Sang-Soo, guidés par l’intuition et la confiance : pas de scénario écrit en amont, des scènes reçues parfois le matin même et un dispositif réduit à l’essentiel – une caméra légère, un minimum d’équipe, souvent les propres lieux de vie des acteurs. Pour Isabelle Huppert, ce travail l’amène à forger son personnage scène après scène, dans un processus où le naturel prime, proche de l’expérience théâtrale la plus dépouillée. À travers ces échanges se dessine un art du cinéma relativement rare : libre, mouvant, d’une grande humilité, mais d’une richesse humaine et poétique profonde.

Dans un supplément audiovisuel, Murielle Joudet évoque elle aussi ces tournages raccourcis, parfois de quelques jours à peine, la garde-robes dans laquelle Hong Sang-Soo va puiser, son usage de la lumière naturelle et, plus généralement, « un monde qui a ses règles, son esthétique », un cinéma de repas, d’alcool, de temps libre à occuper… Finalement, tout Sang-Soo est là : dans l’occupation non spectaculaire d’une temporalité dont on ne peut s’affranchir. 

Fiche produit Amazon

J.F.


Éditeur : Capricci Éditions

Public légal : Tous publics

Langue 1 : Français stéréo
Langue 2 : Anglais stéréo
Langue 3 : Coréen stéréo

Sous-titrage : Français

Format image : 16/9 compatible 4/3, format respecté 1.78

Qualité : PAL

Durée : 90 minutes

Couleur/noir et blanc : Couleur

Stéréo/Mono : Stéréo

Édition : Standard

Bonus : Isabelle Huppert vue par Murielle Joudet ; Livret de 16 pages


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