
Le Rouleau compresseur et le Violon (1961) – Réalisation : Andreï Tarkovski.
Troisième et dernier court-métrage d’étude de Tarkovski, Le Rouleau compresseur et le Violon est clairement l’œuvre de la maturité des années d’apprentissage.
Il est étonnant de voir ce film à rebours de la filmographie du cinéaste, notamment en le comparant aux deux premiers longs métrages qui lui succéderont. Il s’agit ici de filmer en couleurs l’insouciance et l’amitié d’un enfant, son rapport à l’art et la beauté évidente du monde sous le soleil, autant de thèmes radicalement inverses à ce que Tarkovski explorera dans L’Enfance d’Ivan, en noir et blanc et dans l’obscurité de la guerre, ou dans ce regard intense porté sur l’autre enfant d’Andrei Rublev, le fameux fondeur de cloche.
Le Rouleau compresseur et le Violon est un poème visuel qui laisse éclater tout le talent du jeune réalisateur. Adaptant une nouvelle relatant l’amitié un peu hors norme entre un apprenti violoniste de 7 ans et un conducteur d’engin, le film expérimente l’arrivée de la couleur comme la découvrirait un enfant. Largement dominé par les rouges, l’univers quotidien du protagoniste semble totalement passé par le filtre frais de sa candeur : les rouleaux compresseurs, par exemple, rouges et jaunes, ressemblent à de gros jouets rutilants, et les prises de vues, dans une cage d’escalier ou une rue en plongée, accentuent régulièrement la démesure de lieux pourtant à échelle humaine – mais des adultes.
Le monde ne manque certes pas de cruauté, symbolisée ici surtout par des enfants qui raillent le « musico » intellectuel dont l’ouvrier prendra la défense, tandis que les adultes veillent à étouffer ses élans d’enthousiasme : sa prof de violon, qui le bride par sa rigueur, ou sa mère qui l’empêche d’aller au cinéma avec son nouvel ami.
Mais ces micro-contraintes n’entament en rien le propos réel du film : laisser au regard la possibilité de s’épanouir. On retrouvera ces incursions dans les rêves d’Ivan, mais par contrepoint par rapport à la terrible réalité de la guerre. Ici, elles composent le quotidien de Sacha, et permettent à Tarkovski d’affiner son rapport à la beauté physique du monde. Les thèmes structurants de son esthétique éclatent dès à présent : la diffraction par un miroir, les reflets de la lumière permettant de faire danser les visages, l’attention portée à une pomme… Le thème essentiel de l’eau est ici le fruit d’une véritable obsession : sur la chaussée en flaques miroitantes, le long des façades, à la faveur d’un orage joyeux et d’une démolition d’un immeuble, c’est un ruissellement poétique de vie auquel le cinéaste consacre tout son talent.
Cette attention portée à la beauté passe donc par un échange initiatique essentiel entre les deux personnages : à l’enfant, le privilège de conduire la machine et de rendre plus luisante encore la chaussée ; à l’ouvrier, l’offrande d’une épiphanie musicale dans une impasse en forme de parenthèse enchantée.
Difficile de déterminer si la dernière image, montrant l’enfant courir après la machine pour rejoindre son ami, est rêvée ou non : cette superbe oblique fend le plan en plongée d’une vaste étendue de béton constellée, à nouveau, de flaques luminescentes. Qu’importe : les deux comparses, complices de la beauté du monde, ont autant appris de lui qu’ils semblent avoir lancé la trajectoire exceptionnelle d’un cinéaste.
Éric Schwald

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