
Et si Robert Oppenheimer avait claqué la porte du Projet Manhattan pour devenir à son tour un « clochard céleste » ? Si, au cœur de l’été 1945, au lieu de superviser la naissance du feu nucléaire, le père de la bombe atomique avait pris la tangente, fuyant le désert brûlant de Los Alamos pour s’évaporer sur les routes américaines avec un certain Jack Kerouac ? Cette uchronie improbable, concoctée par les scénaristes Fred Duval et Jean-Pierre Pécau et mise en images par Denys, offre à la collection Jour J l’un de ses arcs les plus singuliers et réussis à ce jour.
Pris d’un doute aussi profond que soudain sur les visées réelles de ses travaux, Robert Oppenheimer fuit Los Alamos à l’aube, sans prévenir personne, hanté par la vision d’une explosion incontrôlable. Dans un bar de Santa Fe où il s’est réfugié, il croise un jeune homme qui cite Kafka de tête et boit sec : Jack Kerouac, tout juste affranchi d’un destin militaire qu’il refuse obstinément. À partir de là, la route s’ouvre, vers un monde où la ligne de front n’est plus seulement géopolitique, mais aussi et surtout intérieure.
Car, oui, la cavale d’Oppenheimer et Kerouac est avant tout existentielle. Ivres de liberté, soucieux d’être en paix avec eux-mêmes dans un monde en guerre, ils s’associent fugacement dans une fuite en avant hédoniste et un peu folle. Ils ne seront pas seuls longtemps : ils croisent d’autres figures historiques importantes, telles qu’Eliot Ness, Neal Cassady ou William Burroughs. Le cas du tombeur d’Al Capone est particulièrement intéressant : embauché en coulisses pour remettre la main sur le savant déserteur, il appréhende avec une certaine souplesse sa mission. Certains y verraient le signe d’une intégrité qui se fissure sous le poids des années, mais il s’agit ici plus probablement d’une décision réfléchie venant récompenser l’humanité d’Oppie face au désastre qui s’annonçait.
Le rapprochement central n’avait a priori rien d’évident. D’un côté, la science froide, implacable, incarnée par Oppenheimer et ses pairs du Projet Manhattan. De l’autre, la Beat Generation naissante, libertaire et poétique, portée par Kerouac et ses errances. Deux visions du monde que tout semble opposer – la rigueur et l’ivresse, la discipline militaire et le vagabondage mystique –, mais que l’uchronie fait cohabiter avec finesse. Car tous deux, à leur manière, poursuivent une quête de pureté. Le refus de la compromission. L’obsession du vrai.
Fred Duval, Jean-Pierre Pécau et Denys charpentent ainsi un monde alternatif étonnamment crédible, où chaque personnage semble porté par une vraie cohérence interne. La mécanique du thriller politique fonctionne parfaitement, et la paranoïa d’après-guerre (où la peur du rouge teinte toutes les décisions) plane comme une chape. Hoover, le patron du FBI, est évidemment de la partie : il nous est présenté dans ses obsessions les plus tenaces et ses collusions les plus viles avec le pouvoir mafieux. De l’autre côté du spectre géopolitique, on a affaire au KGB, qui espère tirer profit de la fuite d’Oppie pour le mettre au service de la cause socialiste.
Denys trouve une forme d’équilibre entre les scènes de tension militaire et les moments de flottement on the road. Robert Oppenheimer, saisissant de justesse, est parfois presque éclipsé par un Kerouac doté de cette épaisseur mi-romantique mi-désespérée qui le rend immédiatement attachant. Les paysages, quant à eux, sont traités avec une lumière qui oscille entre la chaleur du désert et la grisaille bureaucratique des officines de Washington.
Avec un découpage rythmé qui ne sacrifie jamais l’introspection, Jour J : Los Alamos se pose en fable politique. L’album interroge la responsabilité du savant, la tentation de la fuite, le poids de la conscience dans un monde de calculs stratégiques et de menaces nucléaires. Il met en scène un Oppenheimer qui doute, loin de l’image glacée du technicien de l’apocalypse. En cela, l’album s’inscrit dans une tradition narrative plus vaste, qui touche à la désobéissance morale, de Henry David Thoreau à Milan Kundera.
Le récit procède tel un contrepoint à l’histoire officielle : et si la bombe n’avait jamais vu le jour ? Et si l’Histoire avait pris un virage plus incertain encore, sans Hiroshima ni Nagasaki, mais avec une guerre plus longue, plus sale, plus coûteuse sur le plan humain pour les Américains ? L’absence de l’arme nucléaire y devient un paradoxe : un soulagement moral, mais une menace tactique, aux effets indéfinis.
Cette édition spéciale Jour J : Los Alamos constitue une excellente porte d’entrée dans l’univers des uchronies à la française, tout en offrant aux lecteurs fidèles une aventure passionnante, servie par une narration brillante et un dessin maîtrisé. La rencontre improbable entre Oppenheimer et Kerouac devient le prétexte à une réflexion plus vaste sur l’engagement, le doute et la possibilité, même fugace, d’un autre monde. On referme l’album avec une question lancinante : et si, parfois, la fuite était une forme de courage ?
J.F.

Jour J : Los Alamos, Fred Duval, Jean-Pierre Pécau et Denys –
Delcourt, juin 2025, 120 pages

Laisser un commentaire