Cabinet de curiosités géographiques : une perspective des marges et des possibles

Sous la direction de Matthieu Garrigou-Lagrange, Cabinet de curiosités géographiques (éditions Autrement) rassemble trente-deux textes courts mais éclairants, qui dessinent une autre façon de faire de la géographie : accessible, critique, imagée, ancrée dans les débats de société comme dans les recoins de l’entendement. Cet opuscule en fragments révèle autant qu’il déconstruit les façons de voir, de nommer et d’habiter le monde.

Et si la géographie n’était pas seulement affaire de cartes, mais aussi de récits, de désirs, d’angles morts ? C’est le pari de ce Cabinet de curiosités géographiques dirigé par Matthieu Garrigou-Lagrange, journaliste et ancien animateur de l’émission Géographie à la carte sur France Culture. Ce recueil propose 32 textes brefs, chacun répondant à une question en apparence triviale, et parfois même loufoque – « Où commence le Sud ? », « Une inondation peut-elle être une bonne nouvelle ? », « Pourquoi y a-t-il un morceau de Russie en Europe ? », « Peut-on cartographier les émotions ? » – mais qui deviennent, entre les mains de géographes, d’historiens ou de sociologues, de puissants leviers pour déconstruire notre rapport au territoire.

Le livre ne suit aucun fil linéaire. Conçu comme un « cabinet de curiosités », il se feuillette au gré des envies, porté par un esprit d’exploration autant que par une exigence critique. Chaque texte est accompagné d’une illustration de Jean Leveugle, qui mêle ironie visuelle et sens du décalage, prolongeant graphiquement la volonté de rendre visible l’absurde ou le caché dans les constructions spatiales.

Le dessous des cartes

Le premier enseignement du livre est que la géographie est d’abord une méthode de questionnement. On n’y trouve pas de cartes figées, mais des interrogations qui déplacent et recentrent notre regard. La mer Morte peut-elle mourir ? Pourquoi certaines zones désertiques ou dépeuplées sont-elles jugées stratégiques ? Comment le périurbain devient-il un espace politique, et pourquoi s’y expriment si fortement les sentiments d’abandon et les votes de fermeture ?

La cartographie elle-même est interrogée dans sa fabrique. Un chapitre éclaire les effets de la projection de Mercator, qui fait paraître le Groenland aussi grand que l’Afrique, au détriment d’un regard équilibré sur les régions de la zone intertropicale. Autre exemple, plus récent : la fameuse carte partagée par Donald Trump en 2020, qui montrait une écrasante victoire républicaine en aplatissant les comtés sans tenir compte de leur densité démographique. Est-il utile d’en dire plus pour témoigner de l’usage politique et fallacieux des représentations spatiales ?

Parmi les nombreuses questions soulevées, l’ouvrage explique pourquoi des pays déplacent leur capitale – l’Indonésie avec Jakarta, le Nigeria avec Lagos ou le Brésil avec Rio – pour des raisons mêlant désengorgement, centralité symbolique, développement planifié ou encore contrôle politique. Ces choix s’inscrivent dans une longue histoire de changements de capitales motivés par des considérations à la fois techniques, stratégiques et idéologiques.

Plus surprenant : un chapitre analyse l’inondation comme opportunité. En contradiction apparente avec les discours dominants, l’eau est ici envisagée comme un levier écologique. Elle recharge les nappes phréatiques, régénère la biodiversité et inspire de nouvelles pratiques paysagères fondées sur l’adaptation, non sur la maîtrise. On y évoque aussi le « levee effect », paradoxe où les digues protègent… jusqu’au moment où leur présence justifie des installations humaines dans des zones hautement vulnérables.

Par-delà les disciplines

L’ouvrage prend aussi soin de faire dialoguer la géographie avec l’histoire sociale des savoirs. Un chapitre éclaire la marginalisation des femmes dans la discipline, restées longtemps « filles de » ou « sœurs de » (notamment Louise et Johanna Reclus), malgré leur rôle crucial dans la diffusion des idées géographiques. Aujourd’hui, des travaux réévaluent ces contributions, et la féminisation du métier (notamment en France, où 50 à 55 % des qualifié·es sont des femmes) est bien mise en perspective, malgré les inégalités persistantes dans l’accès aux promotions ou aux postes à responsabilité.

Cabinet de curiosités géographiques réserve ailleurs une place de choix à Jules Verne, figure centrale d’un autre rapport au monde : la géographie romanesque. Membre de la Société de géographie, lecteur attentif d’Élisée Reclus, Jules Verne est portraituré comme un écrivain-cartographe, autant attentif aux connaissances établies qu’à la puissance de l’imaginaire. Il dessine lui-même ses cartes, peuple ses romans de récits d’exploration et fait de la science géographique une trame de fiction.

Aujourd’hui, le monde est saturé de données ; la cartographie numérique semble tout dire. Pourtant, Cabinet de curiosités géographiques rappelle qu’une carte vaut toujours par le regard qu’on y pose. Le pari éditorial est à ce titre réussi : faire aimer la géographie, non comme discipline froide, mais comme langage du monde, source de compréhension, de critique, voire d’émerveillement. De quoi, aussi, mieux appréhender les logiques de pouvoir, d’injustice, d’invention et de représentation qui façonnent l’espace.

Fiche produit Amazon

J.F.


Cabinet de curiosités géographiques, Matthieu Garrigou-Lagrange –

Autrement, mai 2025, 224 pages

Comments

Laisser un commentaire