Miles Davis et la quête du son : en équilibre précaire

Trompettiste au souffle minéral, architecte des mélodies et du silence, Miles Davis a investi le jazz avec passion et excès. Son existence, traversée par les démons de l’héroïne, les passions charnelles, les amitiés tumultueuses et les ruptures stylistiques, s’apparente à une quête perpétuelle : celle de l’authenticité sonore et de la liberté intérieure. C’est précisément ce dont témoigne Miles Davis et la quête du son, un roman graphique de Dave Chisholm paru aux éditions Glénat.

Miles Davis, c’est d’abord un regard : perçant, ombrageux, défiant. Une manière d’habiter le monde en félidé blessé, avec tout ce que cela implique de spontanéité, d’instinctivité, de prédation. Né à Alton, dans l’Illinois, il aurait pu suivre les rails d’une carrière bien rangée si son âme n’avait été à ce point aimantée par cette matière invisible qu’on appelle le jazz. Une musique qui, sous les traits de Dave Chisholm, prend des formes diverses. Au lieu d’épouser l’aspect classique de notes sur une portée, les sons sont symbolisés par une constellation de carrés lumineux flottants, à la texture pixelisée, éthérée, presque numérique, ou par un déchaînement d’énergie pure, matérialisé par des éclairs et des lignes dynamiques, lumineuses. Ce n’est que l’une des nombreuses propositions graphiques inventives que compte Miles Davis et la quête du son.

La passion et l’excès. Très tôt, le jeune musicien apprend à manier la trompette comme une prolongation de sa propre voix intérieure – parfois rauque, quelquefois légère, mais toujours imprévisible. À New York, il s’immerge dans l’effervescence du bebop, auprès de Dizzy Gillespie et Charlie Parker. Mais derrière les rires syncopés et l’énergie électrique des jams, il découvre aussi l’ombre : celle de l’héroïne, sirène insidieuse qui viendra lui scier les ailes pendant de longues années. Miles Davis, lucide, racontera plus tard combien cette dépendance a brouillé ses intentions, sapé sa santé, terni son génie. Et pourtant, il renaît, comme seul savent renaître les artistes qui ont tout risqué sur un souffle. Miles Davis et la quête du son repose énormément sur ces confessions tardives, matière première que Dave Chisholm récolte, raffine et exploite pour donner corps à un parcours accidenté, passionné, souvent contrarié, toujours génial. 

Miles Davis va s’entourer des plus grands musiciens de son temps, exprimer son art au cinéma (l’excellent Ascenseur pour l’échafaud), sculpter les ondes sonores avec plus ou moins de succès – indépendamment de son talent. Le cool jazz, puis le hard bop, la fusion électrique ; à chaque époque, il se fait sismographe, anticipant les secousses plus qu’il ne les suit. Kind of Blue (1959), à ce titre, ne sera pas seulement un sommet musical, mais aussi un manifeste esthétique : le silence y devient une réalité palpable.

La vie de Miles Davis s’appréhende également comme un labyrinthe amoureux, qu’on peine presque à suivre dans l’album. Ses liaisons avec Frances Taylor, Betty Mabry, puis Cicely Tyson tracent une cartographie affective marquée par l’intensité et la douleur. Plus inattendue fut sa brève mais profonde idylle avec Juliette Gréco à Paris, durant ses années de frisson intellectuel et existentiel. Personnage d’une complexité étourdissante, le jazzman fréquente les artistes, les poètes, les marginaux, les prophètes de l’avant-garde. Il a appris à et de Jimi Hendrix, il a tissé son existence de colères et de tendresses, il s’est toujours tapi dans la vérité crue de ses failles et de ses fulgurances.

Dave Chisholm lui donne vie dans un roman graphique somptueux, plein de trouvailles visuelles, testamentaire sur l’histoire du jazz. Une musique que Miles Davis a disloquée pour mieux la refonder, à coups de révolutions sonores, d’exils intérieurs et de retours fracassants. À écouter ses enregistrements, on entend davantage qu’un musicien : on entend un homme qui traque l’instant pur au bord du précipice. Malheureusement, comme pour bon nombre de ses pairs, cet instant a trop souvent été indexé à la drogue (héroïne, cocaïne) et à l’abandon charnel (sans bornes ni rivages). Une réalité que Miles Davis et la quête du son narre avec maestria. 

Fiche produit Amazon

J.F.


Miles Davis et la quête du son, Dave Chisholm – Glénat, avril 2025, 160 pages

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