Athènes sous les bombes de peinture

Capitale grecque, Athènes est devenue en quelques années le laboratoire européen du street art. Née d’une crise politique et sociale qui bouleverse encore aujourd’hui le quotidien des habitants, cette scène plus ou moins clandestine multiplie les revendications citoyennes, contribue à l’attractivité touristique et initie des débats sur la pérennité d’un art qui s’efface aussi vite qu’il s’écrit. Plongée dans les rues d’une ville en pleine mutation.

Le New York Times y voit la « Mecque contemporaine du street art en Europe ». À côté de ses vestiges antiques, Athènes a vu foisonner les graffitis et fresques murales au lendemain de la crise économique de 2008. La ville s’est peu à peu transformée en un immense atelier à ciel ouvert où l’expression artistique s’est érigée en un puissant levier de protestation. Dès 2009, quand la politique d’austérité s’est abattue sur la Grèce – elle sera aggravée quelques années plus tard avec la crise des dettes souveraines –, la colère s’est écrite en lettres de peinture sur les murs de la capitale. Messages incendiaires, slogans politiques, pochoirs militants, dessins satiriques : certains quartiers tels que Monastiráki, Psyri ou Omonia se sont mués en tribune libre, redessinant un paysage urbain en crise.

Ce nouvel élan se cristallise dans des lieux à l’identité forte, à commencer par Exárcheia. Fief de l’antifascisme et de l’anarchisme athéniens, le secteur héberge depuis longtemps des mouvements politiques alternatifs. Les façades, saturées de peintures et de tags, révèlent la tension qui habite le lieu : un mélange d’idées contestataires et de solidarité de voisinage. Ici, les artistes s’emparent de la moindre surface disponible pour dénoncer la montée des inégalités et défendre la liberté d’expression. Le style y est volontiers engagé, agressif, parfois révolté ; les messages, souvent explicites, évoquent les suicides liés à la crise, le poids des institutions financières ou encore les dérives du consumérisme.

Plus à l’ouest, les quartiers de Psyri et Gázi (autour de la « Technopolis ») sont eux aussi devenus de véritables galeries en plein air, mais dans une ambiance différente. Ici, l’énergie artistique se mêle à une nouvelle attractivité touristique. Bars et restaurants branchés tendent en effet à fleurir au pied de grands murs peints, à l’image des célèbres fresques signées INO, qui marient réalisme et inspirations plus abstraites. Il en résulte des visiteurs en quête de clichés insolites, qui sillonnent les ruelles de la capitale à la recherche de couleurs et de slogans percutants, tandis que des « street art tours » s’organisent, à l’image de ce qui peut être fait à Brooklyn dans le quartier de Bushwick. Une popularité croissante qui ravit certains acteurs locaux, sensibles à l’opportunité de redynamiser des zones autrefois délaissées. Au risque de dénaturer l’esprit initial d’une scène contestataire.

Certains, comme Bleeps ou Andreas Tsourapas, dénoncent une forme de récupération. À l’origine, la peinture sauvage sur les murs athéniens témoignait d’une démarche profondément politique, éloignée de toute logique marchande. Les bombes de peinture, pochoirs et collages offraient un langage parallèle aux médias dominants ; une façon d’interpeller frontalement la société, de lui tendre un miroir sur les conséquences réelles de la crise et sur les dysfonctionnements du système politique grec. Or, au fil du temps, ces élans de protestation ont attiré l’attention d’une presse internationale en mal de récits. L’image d’Athènes « rebelle » et « authentique », où l’on vient photographier la misère des murs, est aussi devenue un argument marketing pour promouvoir un tourisme « alternatif ».

Les graffeurs constatent, parfois avec peine, que la popularité de leurs œuvres redessine sans cesse les itinéraires des voyageurs, attirant un public curieux de voir ces fresques avant qu’elles ne soient recouvertes. Cette notoriété s’accompagne d’ailleurs d’une multiplication des demandes de commandes murales, parfois très institutionnelles. Certains considèrent que ce passage de la clandestinité à la légitimité publique dilue la portée subversive du graffiti : on ne se contente plus de peindre pour revendiquer, on décore aussi les façades en échange de financements.

Cette tension interroge le futur du street art athénien. Nombre de créateurs insistent sur le caractère éphémère et nécessairement libre de leurs productions. Dans un contexte où la municipalité commence à légaliser et sponsoriser certains projets, où les clichés d’œuvres circulent en boucle sur les réseaux sociaux, que reste-t-il de la force première du graffiti, quand il quitte la rue pour les galeries ou les festivals labellisés ? Entre provocation et esthétisme, street art critique et décoratif, appropriation collective et marchandisation, la nouvelle « cité des bombes » doit se redéfinir. Mais pour l’heure, au détour d’une ruelle, dans la ville des philosophes et du Parthénon, écrire sur les murs n’a jamais été aussi pertinent ni aussi vivifiant.

J.F.



Posted

in

,

by

Comments

Laisser un commentaire