
Avec La Passe visage, publié aux éditions Marabulles, l’auteur israélien Koren Shadmi nous projette dans un futur proche, au cœur d’une mégalopole new-yorkaise où la technologie a franchi un nouveau cap : un implant cérébral permet désormais à certains individus de changer d’apparence, en un instant et à leur guise.
On les surnomme « passe-visages ». Ce sont des humains augmentés, qui louent leurs traits métamorphes à une clientèle désireuse de combler ses manques affectifs ou de réécrire, l’espace de quelques heures, le cours de sa vie. Rose, aspirante comédienne, fait partie de ces individus caméléons, capables de se fondre dans n’importe quel peau, pour peu qu’on y mette le prix.
Le principe est simple : changer de visage en quelques secondes et incarner la personne dont le client rêve, qu’il s’agisse d’un proche absent ou disparu, d’une conquête amoureuse ancienne ou fantasmée, ou d’une connaissance avec laquelle l’échange sincère et cathartique demeure impossible.
Peu à peu, Rose découvre à quel point pénétrer ainsi l’intimité d’autrui écorne l’âme et la psyché. Entre le père inconsolable qui retrouve l’enfant perdu, l’adolescent avide de reconnaissance sociale qui s’affiche fièrement avec la plus populaire des filles du lycée (qui n’est autre que Rose sous couverture) ou encore l’employé tyrannique cherchant un exutoire à une soumission bien réelle, chaque rencontre vient ébranler un peu plus la jeune femme. Dans cette succession de face-à-face bouleversants, Rose se heurte à une humanité blessée qu’elle tente, malgré elle, de réparer. Ce qui n’est pas sans conséquences… Car à force d’emprunter leur visage aux autres, la jeune femme s’oublie elle-même, littéralement.
Au-delà de la dystopie technologique mise en vignettes, Koren Shadmi développe un propos aux résonances très contemporaines. Le manque d’amour, l’emprise du travail, la quête d’approbation sociale et la difficulté de concilier son idéal personnel avec les faits tels qu’ils se présentent à nous s’entremêlent dans un récit amer et dérangeant. L’idée de colmater les brèches de l’existence par une illusion provisoire et chèrement monnayée renvoie à un monde en manque de repères, où le simulacre agit comme un emplâtre sur une jambe de bois. On songe évidemment à Black Mirror devant cette représentation glaciale et dévoyée des relations humaines.
Les transitions entre les différentes apparences de Rose sont rendues avec subtilité, reflétant l’instabilité permanente de son être et la confusion qui l’habite. C’est par nécessité qu’elle exerce ce métier hors normes. Elle nourrit l’espoir de récupérer la garde de sa fille, ce qui implique une procédure judiciaire onéreuse. Elle multiplie ainsi les missions au détriment de sa santé, dans une sorte de brouillard psychologique déshumanisant. Et si La Passe visage se lit comme une œuvre d’anticipation, Koren Shadmi distille surtout un commentaire incisif sur notre société du paraître et de l’incommunicabilité : le besoin d’être reconnu et aimé, la tentation des réseaux sociaux de se créer un alter ego idéalisé ou encore la perte de repères moraux portée par la course à la performance semblent s’inscrire à la remorque de cette technologie cauchemardesque. Ce que le roman graphique établit, c’est un système qui exploite éhontément notre vulnérabilité à des fins commerciales.
La Passe visage interroge l’identité, l’illusion et la douleur de la solitude humaine. En offrant une galerie de personnages tour à tour pathétiques, cyniques ou émouvants, l’auteur israélien sonde la frontière fragile, devenue poreuse, entre désir et réalité, service et exploitation, rêve et cauchemar. Et en plus de sa maîtrise graphique et de sa profondeur, l’album fait valoir une lucidité impitoyable sur ce que la technologie, portée à incandescence, peut révéler de nos fêlures.
J.F.

La Passe visage, Koren Shadmi – Marabulles, avril 2025, 192 pages

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