Sur mes lèvres : pouvoir et altérité

Troisième long métrage de Jacques Audiard, sorti en 2001, Sur mes lèvres ressemble à un thriller dont on aurait agrandi le cadre jusqu’à s’épandre sur le cinéma social ou le drame intimiste. Si les mystères, révélés par bribe, se dénouent à mesure que les événements progressent, c’est aussi une méditation sur le langage, sur la manière dont on communique, se comprend ou se rejette. D’une grande subtilité, l’œuvre s’articule autour des silences, de la surdité et des gestes qui permettent d’en surmonter les effets. La restauration du film effectuée par le groupe Pathé est l’occasion idoine de se replonger dans une pièce maîtresse du cinéma français, avec l’un des couples sur grand écran les plus fascinants de ces trente dernières années.

Secrétaire malentendante interprétée par Emmanuelle Devos, Carla Behm mène une vie solitaire et essentiellement vouée à son travail, dans une agence immobilière. Rigoureuse, elle a tendance à s’oublier en se mettant au service des autres. Jacques Audiard nous le fait comprendre dès le début du film où, soumise à de nombreux stimuli et probablement accablée par la pression environnante, elle fait un malaise devant ses collègues.

Dans son quotidien, elle répond au téléphone, constitue des dossiers, participe à des réunions, le tout entre bruits étouffés, réverbérations et conversations croisées, qui parfois lui échappent. On la verra à de nombreuses reprises régler son appareil auditif, ou s’aider en lisant sur les lèvres ce qu’elle ne peut percevoir autrement. Sa surdité la caractérise et participe, en seconde intention, à une relation dialogique avec une société où, de manière consciente ou non, on choisit souvent de ne pas entendre l’autre.

Deux éléments en témoignent. Le premier relève de la position de Carla qui, en dépit de ses qualités professionnelles, est traitée comme quantité négligeable par ses supérieurs. Elle s’en offusquera quand elle se verra privée d’un dossier à présenter auprès de la mairie, alors qu’elle s’y était particulièrement investie. Le second élément découle de la typologie des personnages. Carla est à la fois femme, handicapée et célibataire. Paul, campé par Vincent Cassel, un homme qu’elle recrute pour la seconder, est un ancien détenu dans une situation économique précaire, peu à l’aise avec le monde de l’entreprise, dont il ne maîtrise pas les codes.  

Ce sont deux personnages diminués, ostracisés, sur lesquels la société a jeté un voile pudique. Le handicap sensoriel de l’une voisine avec le handicap social de l’autre. Jacques Audiard les plonge dans les rouages d’un système sociétal impitoyable, où les marges constituent des lieux d’incompréhension – mais aussi, bientôt, de lutte et d’élévation.

Sur mes lèvres joue énormément avec la perception, non seulement en réintroduisant le son dans une perspective subjective, mais aussi en exploitant le corps comme langage. Si les mots s’avèrent parfois inutiles ou mal compris, le geste, le regard, la posture deviennent des outils de communication autrement plus précieux. L’importance de ce langage corporel s’exprime surtout dans le jeu de Vincent Cassel, nanti d’un charisme confondant et dont la présence physique occupe l’espace avec une puissance souvent palpable. Sa domination dans le cadre, son toucher intrusif, la violence qu’il intériorise en font l’élément alpha d’une relation qui prenait pourtant le chemin inverse (c’est Carla qui lui a offert le travail dont il avait terriblement besoin, en dépit de ses maladresses).

Plus généralement, on observe que la relation entre Carla et Paul, mue par une forme de dépendance réciproque, se construit dans un subtil va-et-vient entre domination et soumission, manipulation et attraction. À première vue, Paul, avec son passé criminel et son caractère impulsif, semble être celui qui impose ses vues. Mais en réalité, Carla détient certaines clefs du pouvoir. D’abord à travers son travail de secrétaire (elle introduit Paul dans l’entreprise, et dans le film), ensuite en contrôlant l’accès à des informations sensibles, censées permettre à l’ancien détenu de mettre la main sur le magot qu’il convoite. 

Jacques Audiard façonne, sans le dire, un film sur les rapports de pouvoir. Ils se jouent en silence, même derrière les actes les plus anodins. La surdité de Carla lui permet, en quelque sorte, une réappropriation du monde, une manière de se distancer des normes sociales et de créer un espace où elle peut redéfinir les règles de l’interaction. Elle déchiffre à distance ce que ses collègues s’échangent secrètement, elle peut épier les discussions de criminels depuis le toit d’un immeuble voisin. Ce n’est pas tant la surdité en tant que telle qui la définit, mais bien la manière dont elle transforme son handicap en une arme redoutablement efficace : la lecture labiale.

Tout le rythme de Sur mes lèvres semble contaminer par sa surdité. Les voix off, l’attente, l’hésitation, le non-dit. Le montage, qui alterne entre moments de tension extrême et de lente introspection. L’intériorité des personnages, dévoilée sans forcément recourir à des dialogues explicites. Les silences sont chargés de sens, et Jacques Audiard, en maître du langage cinématographique, parvient à capter les tourments de ses personnages à travers des jeux de miroir, des flous ponctuels, des instants en suspens.

Pour comprendre, il faut savoir regarder, lire les corps, décrypter ce qui se cache derrière les gestes. Dans un monde où la communication se fait souvent de manière superficielle, Sur mes lèvres opère en contrepoint. Le pouvoir y est tour à tour économique, informationnel et affectif ; il circule entre les différents protagonistes, sans forme fixe. Le langage accentue le sentiment d’appartenance (à un milieu social ou professionnel), se confond avec un outil de manipulation (Paul et ses promesses ambiguës) ou se fait rempart psychologique (les monologues intérieurs de Carla). Tout est à double, voire triple fond.    

Jacques Audiard procède même à une fétichisation de la parole, avec des lèvres saisies en plans serrés, accompagnées de dialogues à double sens, devenues objets à la fois désirables et menaçants. Comme les reflets, elles participent à une esthétique de la duplicité. Un trait de caractère qui caractérise Carla – dont la vie bien rangée vole en éclats – ou Paul, secrétaire de circonstance, barman par obligation, voleur par vocation.

Hybridité générique, ambiguïté morale, propos foisonnant, mise en scène ingénieuse : Sur mes lèvres emprunte çà et là tout en conservant une identité forte. Le film sonde avec maestria le handicap (social ou sensoriel) et l’éveil amoureux de deux personnages immensément complexes, dont les désirs sont appelés à se croiser : l’émancipation financière et criminelle pour Paul, l’affranchissement des normes et l’épanouissement affectif pour Carla. 

Une pièce maîtresse. 

Suppléments

En plus d’une restauration réussie, cette édition comprend de nombreux bonus qui permettent de creuser plus avant le film, sa production, son tournage et ses enjeux. On verra ainsi tour à tour Jacques Audiard et Tonino Benacquista revenir sur l’écriture à quatre mains. Avec des méthodes bien différentes, au cours d’un exercice dans lequel Jacques Audiard se complaît particulièrement, les deux coscénaristes ont dû échanger, construire ensemble les protagonistes et leurs trajectoires, accorder leurs violons en cas de divergences de vues. Il est aussi question de l’évolution du personnage de Carla, dont la féminité se réinvestit pendant le film – elle devient plus ouverte, plus avenante… L’interpénétration de deux mondes, déjà évoquée ci-dessus, transparaît également dans les commentaires : Carla cherche à faire de Paul un citoyen ordinaire et intégré ; lui la mêle à son milieu interlope, dans lequel elle finit par s’épanouir. Les intervenants reviennent ailleurs sur la fabrication des plans, la manière de penser la lumière, de travailler la couleur et les contrastes, quand Alexandre Desplat, de son côté, s’épanche sur la coloration sonore du film, essentielle au suspense et aux moments d’introspection. Enfin, quelques scènes coupées viennent alimenter notre curiosité et développer des personnages secondaires.

Fiche produit Amazon

J.F.


Infos techniques :

DVD • 1.85 • 114 min

LANGUE : Français 5.1 • SOUS-TITRES : Anglais / Sourds et malentendants

BLU-RAY • 1.85 • 119 min

LANGUE : Français 5.1 • SOUS-TITRES : Anglais / Sourds et malentendants

Suppléments :

Sur mes lèvres : Entretiens autour du film avec Jacques Audiard, Tonino Benacquista et Mathieu Vadepied (39min)

Scènes inédites (avec commentaires optionnels de Jacques Audiard) (8min)

Interview de Tonino Benacquista (20min)

Interview d’Alexandre Desplat (14min)

Commentaire audio de Jacques Audiard


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