Le Désir de nouveautés : ce qui nous anime et pourquoi 

Dans son essai Le Désir de nouveautés (La Découverte), Jeanne Guien, docteure en philosophie et chercheuse indépendante, propose une analyse approfondie des mécanismes sociaux, économiques et culturels qui sous-tendent la notion de nouveauté dans notre société de consommation. À travers un examen des discours marchands et de l’histoire du capitalisme, l’auteure effeuille la manière dont le neuf est façonné et présenté, non pas comme une réalité objective, mais bien comme une construction sociale et commerciale.

La valeur d’un produit n’est pas intrinsèque ; elle est construite socialement. En effet, pour Jeanne Guien, les objets sont considérés selon des pratiques marchandes et en fonction des discours qui les enveloppent. Lorsqu’un produit est qualifié de « nouveau », il devient instantanément porteur de valeur et se place sur un marché spécifique, appelé à attirer l’attention des consommateurs. Loin d’être un phénomène spontané ou naturel, le neuf résulte donc d’une orchestration commerciale qui vise à séduire et à créer des désirs artificiels chez les potentiels acheteurs. Si la logique économique paraît évidente, il reste à en déconstruire les mécanismes.

Jeanne Guien soutient que, dans le commerce, « dire c’est faire ». Qualifier un produit de « nouveau » ne relève pas tant d’une description, mais constitue déjà une action en soi. Cela crée des marchés, influence les comportements et altère les jugements des consommateurs. Parfois par pure tautologie. Les discours marchands, volontiers associés à des promesses de transformation ou de progrès, génèrent des attentes qui viennent légitimer l’acte de consommation. Et ces plaidoyers commerciaux ne se limitent d’ailleurs pas aux mots, puisqu’ils s’ancrent également dans la matérialité des objets. 

Les emballages, les vitrines de magasins, les étiquettes, les brochures et les publicités sont des supports matériels qui véhiculent des messages. Ils contribuent à asseoir la nouveauté, qui se construit à travers tous les dispositifs qui accompagnent la mise en scène de la marchandise et la valorisation de son statut. « On a vu que la communication autour des produits jetables reposait sur le dénigrement des pratiques d’entretien. L’emballage, lui, par l’expérience qu’il associe à tout acte de consommation, produit concrètement, sensiblement, la néophilie. Du verre au papier, du fer-blanc au polyéthylène en passant par l’aluminium et le polystyrène expansé, l’emballage détermine une expérience fondamentale dans la culture de l’obsolescence : celle d’une primauté dans l’accès à un bien. »

Jeanne Guien dénonce par ailleurs la façon dont les discours marchands se font parfois instruments de justification des inégalités, de l’exploitation et de la rotation accélérée des objets. Elle montre que l’injonction à renouveler constamment ses biens et à consommer de manière compulsive sert à maintenir un système économique basé sur la production et la consommation incessantes. Un phénomène symptomatique du consumérisme moderne en donne la pleine mesure : l’obsolescence programmée. Ce concept fait référence à la stratégie des entreprises qui vise à limiter la durée de vie des produits pour stimuler la demande. Il sous-tend une grande partie de la société de consommation actuelle et a été intégré jusque dans le design des objets. « Quiconque utilise aujourd’hui en France un téléphone à touches non connecté à Internet (objet qu’on appelait autrefois téléphone portable, mais pour lequel il n’existe plus vraiment de nom) pourra aisément s’en convaincre : la production et la promotion de « nouveaux modèles » de smartphones toujours plus « récents » et « dernier cri » ont rendu cet objet obsolète, c’est-à-dire inférieur, défaillant et/ou honteux. » Il y a également le cas des articles « irréparables », de fait ou en raison de leur prix bas. L’exemple de la montre Swatch est rapporté par l’auteure.

Cela nous permet de rebondir sur un autre point important du livre : la critique de la culture du jetable, qui valorise l’usage d’objets conçus pour être utilisés une seule fois. Jeanne Guien analyse comment cette culture, associée à la notion d’hygiène et de praticité, s’inscrit dans une logique de consommation où la durée de vie d’un produit devient au mieux secondaire. L’objectif n’est plus tant de réparer ou d’entretenir les objets, mais bien de les remplacer dès qu’ils sont jugés usés, altérés ou insatisfaisants. Cela s’accompagne d’une rhétorique hygiéniste qui lie l’idée de propreté et de fraîcheur à l’illusion d’un neuf perpétuel. Quant aux réalités sociales et environnementales liées à la production et à la destruction de la « jetabilité », elles restent sciemment ignorées. Le jetable est moins une question de durée d’usage qu’une qualité marchande : la prescription de l’abandon est soulignée par la communication, et parfois même la réglementation.

Le message est martelé à dessein : l’utilisation systématique de la nouveauté en tant qu’argument dans la société de consommation mène à des abus de toutes sortes. Les discours marchands se tordent et se falsifient au point de renforcer les rapports de force et d’imposer des systèmes économiques qui favorisent la consommation à outrance. La nouveauté est manipulée pour répondre à des logiques de domination, qu’elles soient économiques, politiques ou sociales. La perception et la valeur d’un produit sont le résultat d’un travail de « qualification marchande » qui crée des discours performatifs participant à la production et à la distribution des marchandises. Il existe un « fétichisme de la marchandise » qui donne l’illusion que les biens émergent du néant. Cette esthétique contribue à une culture de délégation, de dépense, d’individualisme et même de honte, qui caractérise aujourd’hui la société de consommation.

Tout cela n’aurait été possible sans le concours des espaces de médiatisation. La publicité modifie la mentalité des gens, leur apporte de nouveaux mots, expressions, idées, modes, préjugés et habitudes. Elle détruit les vieilles tendances et influence la société dans son ensemble, de l’école à la presse. Au début du XXe siècle, elle a même été présentée comme un art nouveau grâce à sa scientificité. « La médiatisation est nécessaire pour que se réalise le paradoxe sur lequel les dominants assoient leur pouvoir : être peu nombreux mais influents, toujours imités mais toujours différents. La surexposition médiatique compense l’insignifiance numérique du petit groupe qui « fait » la mode (centralisation) et la fait apparaître elle-même comme nouvelle, en rendant visibles les micro-changements qui la font exister et en les ordonnant dans le temps (récit) – ce qui permet que l’on sache qui a fait quoi en premier. »

Économiquement, ce système fait sens. Face à la menace d’une crise de surproduction, les spécialistes du marketing ont cherché à ajuster la production à la consommation et la consommation à la production, en encourageant le renouvellement permanent de l’offre et en suscitant une demande équivalente. « Une économie consumériste, c’est une économie qui renouvelle en permanence son offre et se donne les moyens de susciter une demande équivalente. » Cela rejoint pour partie l’idée que le gaspillage peut être bénéfique à l’économie, en stimulant la demande et en créant de nouveaux marchés. 

Jeanne Guien note : « Les « révolutions industrielles » dépendirent intégralement des flux de matières premières et de l’accumulation de capital rendus possibles par l’esclavage et le commerce colonial. La notion de « Nouveau Monde » (associée aux seuls États-Unis), les discours productivistes, l’idée d’une prospérité par le gaspillage furent réutilisés dans les discours consuméristes du xxe siècle. L’esthétique du déballage semble rejouer à l’infini le fantasme morbide d’une prise de possession de territoires et de corps « vierges », éternellement « neufs » et disponibles. »

Le Désir de nouveautés retrace plus précisément la manière dont le neuf a été progressivement fabriqué et institutionnalisé à travers le temps. En remontant au XVIIIe siècle et en se penchant sur la garde-robe des Français, on constate par exemple que la diversité des vêtements et le concept de saisonnalité demeuraient encore largement étrangers aux populations. « Contrairement aux classes dominantes, capables de se couvrir et de se dévêtir à leur guise, la majeure partie de la population ne distinguait pas garde-robe d’été et garde-robe d’hiver. Elle s’employait à lutter contre le froid ou la chaleur principalement par l’addition ou la soustraction d’un ensemble de vêtements limité : bas, capes, chapeaux, jupons, coiffes… Le manteau d’hiver était un luxe, plus rare encore chez les hommes que chez les femmes. »  

Dans un essai particulièrement dense et documenté, la chercheuse contextualise parfaitement l’émergence d’une appétence partagée pour la nouveauté. Elle revient abondamment sur le commerce lointain, exotique et colonial, qui a contribué à la création de nouveaux marchés, à la diffusion d’habitudes de consommation et à la transformation des valeurs et des pratiques sociales. Le columbusing y est défini comme le fait de s’approprier une découverte en niant l’histoire et les acteurs qui l’ont expérimentée depuis longtemps. Il s’agit par ailleurs d’un discours légitimant sans le dire la prédation, dans un contexte d’entre-soi. Plus loin, l’auteure interroge le rôle des machines dans la formation de la valeur, en considérant différents points de vue (économistes, ouvriers, managers…) et en rappelant les résistances alors exprimées. 

Jeanne Guien cite ailleurs Jean-Jacques Rousseau, grand contempteur du luxe et de la consommation ostentatoire. Pour le philosophe français, « une société obsédée par la mode était en voie de dégénérescence et non de progrès ». Il attribuait cet état à l’influence des femmes, jugées naturellement inconstantes et excessives. Il considérait que la mode constitue un gaspillage de ressources et une source d’inégalités. Voltaire, au contraire, associait le superflu à la nécessité. « Selon lui, les « besoins et […] plaisirs nouveaux » étaient le propre de l’« honnête homme ». »

Chemin faisant, Jeanne Guien déconstruit le mythe de la loi de Moore, en montrant comment elle a été édifiée et instrumentalisée par Intel pour maintenir sa position de monopole. Elle énonce les principes de l’esthétique de l’ex-nihilisme, qui organise la négation de l’histoire du produit, effaçant les étapes de fabrication, de transport et de gestion des déchets. Certaines marques telles qu’Apple en cultivent les propriétés en mettant en scène l’émergence « ex nihilo » de leurs produits. Cela accentue une forme de néophilie. « Quand on ignore la complexité et la violence des efforts investis tant dans la production des objets que dans la gestion des déchets, il est bien plus facile d’acheter et de jeter n’importe quoi. »

La nouveauté n’est finalement autre qu’une différence qui se manifeste pour la première fois et pour un temps limité. Elle est à la fois primauté et fugacité, ce qui la rend stratégique d’un point de vue commercial, car elle suscite la curiosité et l’urgence d’achat. La mode et ses avatars y participent pleinement. Le Désir de nouveautés en explicite les tenants et aboutissants, et va plus loin que la simple critique de la société de consommation. Il propose des pistes de résistance. Dominé par les logiques du marché, le neuf peut être reconsidéré et mis en question. En analysant les discours et les objets qui les véhiculent, l’auteure invite à une réflexion lucide sur nos pratiques de consommation et les valeurs de progrès et d’innovation qui sous-tendent nos sociétés modernes. Jeanne Guien met à nu, avec pédagogie, les mécanismes cachés derrière nos désirs, pour que puissent advenir des alternatives possibles.

Fiche produit Amazon

J.F.


Le Désir de nouveautés, Jeanne Guien – La Découverte, mars 2025, 352 pages

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