
Dans Le Rap a gagné, Mehdi Maïzi, journaliste spécialisé et témoin privilégié de l’ascension du rap en France, revient sur l’évolution du genre, en étudiant les caractéristiques saillantes d’un courant musical devenu musique populaire par excellence.
Avec Le Rap a gagné, Mehdi Maïzi s’affranchit de l’actualité toujours brûlante d’une industrie musicale en pleine effervescence, pour prendre le recul nécessaire à l’analyse de ses mutations les plus significatives. Il commence par se pencher sur les scènes alternatives : Rawkus ou Def Jux aux États-Unis, mais surtout Fuzati, Grems ou La Caution en France. Ces artistes ont déjoué les codes du rap – le bling-bling américain, le hardcore français – pour proposer une musique plus authentique et/ou originale. Les uns ont intégré des influences électroniques et avant-gardistes dans leurs morceaux, les autres ont préféré à l’egotrip des textes décalés, ou au contraire sépulcraux. Avant même l’arrivée d’Orelsan, une scène s’est formée autour d’une même volonté d’aller au-delà du rap dit classique. Le double album Peines de Maures / Arc-en-ciel pour Daltoniens, de La Caution, en constitue peut-être l’apogée.
Booba est quant à lui décrit non seulement comme une star commerciale, mais surtout en tant que catalyseur de la modernité du rap. Il se caractérise par une capacité peu commune à constamment renouveler sa musique sans pour autant en renier les principes fondamentaux. « C’est le rappeur clairement le plus prescripteur du rap français », écrit Mehdi Maïzi. Admiré à la fois par les foules et les puristes, MC indépendant mais à succès, passé maître dans l’art de la punchline, il se trouve à la charnière de la plupart des évolutions récentes d’un courant musical qu’il n’a jamais cessé de dominer, artistiquement comme commercialement.
L’auteur rappelle ensuite que Marseille a joué un rôle fondateur dans l’émergence du rap en France, avec des groupes tels qu’IAM puis la Fonky Family, qui ont imposé un style et une écriture particuliers. La ville a connu une deuxième vague avec des artistes comme Jul, qui a créé un son unique et fédérateur, ainsi que SCH, reconnu pour sa technicité et son image soignée. La scène marseillaise se traduit notamment par un « rap de proximité », qui valorise l’authenticité et le lien avec le public.
Autre évocation notable : le boom bap, un style de rap caractérisé par des beats minimalistes, des caisses claires puissantes et l’usage de samples de soul et de jazz. Il permet une mise en avant du talent et du flow du rappeur. Après avoir été éclipsé par d’autres genres, il est revenu en force au début des années 2010, notamment grâce à des artistes comme 1995 et Alpha Wann qui ont valorisé la technique, les rimes et un certain héritage des années 1990. Un retour qui s’inscrit dans un mouvement plus large de revival aux États-Unis.
« Le boom bap redevient cool à partir de la fin de l’année 2010 et en 2011 avec l’émergence du groupe 1995, de L’Entourage et de tout ce milieu. Ce sont des figures comme Nekfeu, qui sont à la fois jeunes mais ont grandi dans les années 1990 et ont écouté les X-Men, les Sages Poètes de la rue, Salif, Nubi. Ils mettent en avant cette identité boom bap. Ils freestylent sur des prods de Notorious Big – ou du Screwball dans un fameux freestyle23 de Nekfeu –, ils arrivent avec des t-shirts Assassin, Nekfeu cite Dany Dan en interview… Ils revendiquent une esthétique qui semblait complètement poussiéreuse. »
Le chapitre « No Borders : rap francophone et pop mondiale » examine l’internationalisation du rap francophone. Mehdi Maïzi met en avant l’importance de la Belgique comme foyer central du rap, avec des artistes comme Damso et Hamza. Il compare l’influence de Bruxelles à celle de Toronto sur le rap américain, « une ville avec une identité propre, pas si éloignée que ça de l’origine du genre […] mais suffisamment pour proposer un son avant-gardiste et singulier ». Il aborde aussi le cas de Shay, qui combine une approche hybride entre la rue et les refrains calibrés pour les clubs. Il conclut en soulignant que la trap, langage commun, a favorisé l’ouverture du rap à davantage de diversité.
Si ce dernier est l’une des musiques les plus écoutées en France, il le doit avant tout à la démocratisation du streaming. Cette révolution numérique a permis à des artistes autrefois cantonnés aux marges de la scène musicale d’atteindre un large public. Il a aussi offert un second souffle commercial à des figures emblématiques. La facilité d’accès aux morceaux, souvent condensés et optimisés pour une écoute en continu, a bouleversé les codes de production et de consommation de la musique. Mais si les streams se comptent en millions, cette « victoire » a un prix : la standardisation des sons, des formats et une uniformisation des productions. Ainsi : « Quand les rappeurs se sont rendu compte que les morceaux de type mélodieux et autotunés étaient de ceux qui faisaient le plus d’écoutes, le style est alors devenu une sorte de passage obligé. » Le public est quant à lui plus volatil, et les attentes de toutes les parties prenantes se sont transformées. Un double album, par exemple, n’a plus du tout le même impact qu’il y a vingt ans.
Où en est-on aujourd’hui ? L’auteur observe une appropriation de la culture rap par de nouveaux publics, avec une réinterprétation des codes et des valeurs habituellement véhiculés par cette musique. Il se questionne quant à la conscience politique du genre : les artistes actuels sont-ils animés par les mêmes convictions que ceux d’hier ? « Là où, en 2002, des événements comme la montée de l’extrême droite avaient provoqué des réactions immédiates – des morceaux, des prises de position fortes –, aujourd’hui le même phénomène (largement renforcé) ne suscite pas vraiment d’émotion. » En sus, les collaborations, qui se multiplient, font l’effet d’un cahier des charges plutôt que d’une réelle recherche de nouveauté.
Enfin, Mehdi Maïzi évacue les polémiques stériles autour de la « gentrification » du rap et souligne que les discussions sur l’évolution de cette culture sont souvent mal posées. Il préfère parler d’une recomposition du rap et de ses publics sous la pression des nouveaux marchés, français comme mondiaux. Et tandis qu’il évoque l’avenir du rap, il prend à témoin Orelsan et son morceau « La fête est finie », se demandant si cette assertion peut s’appliquer au genre.
« Le rap a donc un fort potentiel pour rester un genre bien vivant, alliant exigence artistique et ouverture au grand public, dans le paysage désormais profondément bariolé et fragmenté de la pop actuelle. Mais après les années de faste, il risque aussi de s’enfermer dans la perpétuation effrénée de ce qui était vendeur à l’heure de son zénith, au prix de la répétition ad nauseam d’une recette de moins en moins fédératrice. Le moment est sans doute venu d’accepter une cure de dégrisement et de s’atteler à de nouvelles aventures musicales, scéniques et visuelles. »
J.F.

Le Rap a gagné, Mehdi Maïzi – La Fabrique, mars 2025, 200 pages

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